Quelques jours après les élections de l’Assemblée constituante, WMC avait rencontré le psychothérapeute Kamel Abdelhak. Il expliquait alors l’origine de l’ambiance morose que l’on ressentait en Tunisie. Nous sommes retournés le voir pour savoir où en est la société tunisienne, alors qu’elle vient de se doter d’un nouveau Président.
WMC: Où en sommes-nous aujourd’hui?
Dr Kamel Abdelhak: Nous sommes dans une situation assez fâcheuse. Des recherches dans le domaine de la psychologie montrent que quand un groupe ou un individu est submergé par des informations multiples: politique, économique, indice de croissance, opinion des partis politiques, sit-in… Et bien dans le fatras des événements, le citoyen finit par décrocher. Il y a un effet de saturation qui éloigne l’individu progressivement de l’information. C’est une fatigue face à une information trop nombreuse et trop contradictoire.
Le problème, dans une société où l’individu n’a pas l’habitude d’être branché sur les informations, c’est qu’il y a un désintéressement qui se double d’un effet pervers: celui de laisser celui qui dirige faire sans qu’on ne le critique. Comme si on se remettait aux petits soins de ce leader presque messie afin de ne pas avoir à supporter l’énormité et le fatras des informations que l’on subit.
L’effet pervers s’aggrave parce que le citoyen finit par baisser les bras et apprend de manière inconsciente à suivre passivement les évènements et non pas à être impliqué activement.
La société moyenne stagne. Les gens regardent le passé, le présent n’est pas compris, l’avenir n’est pas entrevu et l’agit n’a pas de place. On est alors au cœur de la dépression.
Et le Bardo I alors?
C’est un évènement ponctuel. La grosse masse du pays répète la même chose: «j’ai lâché, je sature, je n’ai plus envie de regarder la télé…». Il y a là une réaction naturelle face à la fatigue, mais c’est surtout un citoyen qui opte pour une attitude magique, infantile où il s’en remet aux autres «qui ont le pouvoir de diriger». Nous revoilà dans le silence de la majorité. Nous revoilà dans la non-contestation parce que fatigués, harassés. Ce sont des chercheurs canadiens qui ont fait cette étude. Le désintéressement est une réaction naturelle que l’on retrouve dans toute société soumise à un matraquage d’informations qui ne sont pas digérées par le citoyen.
Alors on a tué le père et maintenant on le remet en place?
Cette idée est beaucoup reprise mais je ne pense pas que ce soit ça. On tue le père quand il y a une nouvelle génération de gens armés intellectuellement et économiquement. La jeunesse tue le père pour se mettre à sa place. En Tunisie la réalité est beaucoup plus grave. Ce n’était pas la génération post-indépendance, ni la génération qui a libéré la Tunisie qui a pris le pouvoir. En Tunisie, la révolte correspond à un véritable soulèvement de gens qui avaient faim, qui avaient froid, qui avaient soif. Ils n’étaient en rien enrichis. Ce sont des gens démunis qui n’avaient pas de projet, alors que c’est le projet qui définit la révolution. La seule revendication était de sortir de la misère, ce qui était une revendication de dignité. Cette révolution a été nommée ainsi pour sublimer un fait terrible: celui de la misère insupportable.
D’ailleurs, paradoxalement c’est Ben Ali lui-même qui a fait cette révolution en partant. Car aucun Tunisien ne pouvait imaginer la possibilité d’une révolution. C’était un soulèvement qui est devenu une révolte avant de se transformer révolution. Et le «je meurs de faim» a été son étincelle.
Mais est-ce que le désintéressement est vraiement un problème?
C’est une catastrophe! Certains politiciens savent que l’effet de saturation est salutaire pour eux, car le désintérêt s’installe. C’est un mécanisme social utilisé par plusieurs partis. Il y a des tentatives de diversion d’ailleurs, pour faire oublier le gouvernement non formé, la Constitution non écrite. C’est une manœuvre pour placer ses pions. C’est le contraire de rassurer le peuple, d’informer, de parler au peuple. C’est faire diversion comme on le faisait avant avec les matchs de foot ou des opérations marketing de multinationales.
Et cette logique ne s’arrêtera pas là. Quand on a envie de mettre le feu dans l’esprit des gens, on crée un débat sur l’identité arabo-musulmane. On parlera du voile, du niquab et des accoutrements qui ne relèvent que du détail rituel et qui n’ont rien à voir avec la hauteur spirituelle de la religion.
On est dans un faux problème. C’est une technique de diversion pour que les gens se gavent de parole. Nous ne sommes pas en présence d’un échange entre deux parties de la société qui discutent et échangent. On est dans le conflit. Ce n’est pas pour rien qu’on se tait et qu’on se taira, comme pour faire oublier que le Premier ministre à parler de Califat. Une insulte pour les gens qui veulent avancer. Car la vie est faite pour avancer. Et quand on s’inscrit à contrecourant, en réalité on patine.
Comment sortir de cette situation?
Nous devons être courageux et accepter la réalité: notre société est en train de sortir du tsunami par lequel elle vient de passer, et aujourd’hui on trouve une chose et son contraire. Il y a un mélange de courants politiques et sociaux incroyable. Nous sommes dans une mauvaise phase car c’est maintenant que nous sommes les plus fragiles. Nous discutons du règlement de la petite constituante et le peuple ne réagit pas vraiment. Nous faisons preuve d’une anesthésie dangereuse. Peut-être due au ras-le-bol dont on parlait au début. Nous n’avons pas en ce moment cette tendance capitale d’être pédagogique. On prive le citoyen d’être branché sur la réalité de la politique pour céder la place à un travail mâché. Les journalistes ne sont pas forcément les meilleurs transmetteurs d’ailleurs.
Le courage face à cela, c’est de nous rassembler, nous réunir à l’échelle de l’individu comme des partis, car c’est là que le débat se fera de manière profonde. Cela peut contrecarrer le désintérêt du citoyen. Les municipales vont bientôt avoir lieu ainsi que le referendum sur la Constitution. Et si en face on trouve des citoyens saturés alors rien ne fonctionnera.