Il y a à peine quelques mois, des experts tunisiens réunis lors d’un forum économique, disaient que la situation du pays est gérable. La transition démocratique devrait être soutenue par un modèle de développement économique ouvert sur l’extérieur afin de profiter au mieux des potentialités du pays. L’Etat devrait, d’autre part, jouer un rôle de catalyseur en finançant les grands projets et surtout en garantissant toutes les conditions pour un développement régional plus équitable et un rééquilibrage des relations avec les partenaires étrangers.
Au début du mois de décembre, la BCT a tiré la sonnette d’alarme attirant l’attention sur une situation économique incertaine au vu d’une stabilité sociale et sécuritaire tout aussi incertaine. Nos éminents économistes avaient omis, lors de leur rencontre, de parler des nouveaux rapports établis entre le pouvoir et la population et qui ne reflètent pas la grande confiance de la deuxième dans les premiers. Des relations qui se prêtent plus à des rapports de force, du style: «je veux tout et de suite, parce que je ne crois plus aux promesses» qu’à «mettons la main dans la main pour reconstruire le pays et remettre l’économie sur les rails». L’appel à la trêve de Moncef Marzouki, président provisoire du pays, ne semble pas avoir d’échos, même s’il est trop tôt de se prononcer.
Pour mieux saisir les enjeux de la situation socio-économique en Tunisie, entretien avec Dhafer Saïdane, professeur à l’Université Lille 3 – SKEMA Business School.
WMC : Quels sont les rôles qui doivent être impartis entre secteur privé et secteur public pour réagir du mieux possible à un contexte socioéconomique incertain?
Dhafer Saïdane: La reprise des affaires par le nouveau gouvernement tunisien annonce la naissance d’un modèle économique inédit dans un contexte tout aussi inédit.
La mission de ce nouveau gouvernement sera d’assurer des réformes audacieuses dans une continuité apaisante et rassurante au plan interne et externe. La mission n’est pas impossible mais particulièrement difficile dans une économie nationale à l’arrêt depuis plusieurs mois, des partenaires européens en crise sans précédent, une finance mondiale aux aboies et une confiance qui s’érode de jour en jour.
Mais dans tout cela, il reste néanmoins l’espoir que peut offrir une démocratie tunisienne naissante.
Les membres de ce nouveau gouvernement tunisien ont bénéficié jusqu’à présent d’une crédibilité politique absolue. Elle a résulté des urnes. Pourront-ils la préserver indéfiniment? En tout état de cause, leur crédibilité économique ne sera que relative. C’est-à-dire fonction des points qu’ils pourront marquer sur le terrain de la croissance et de sa répartition égalitaire des ressources ainsi que sur le recul du chômage des jeunes; des thèmes sur lesquels les Tunisiens seront particulièrement intransigeants durant les douze prochains mois.
Quelles solutions urgentes apporter pour gérer le social d’autant que le facteur confiance entre gouvernants et gouvernés est pratiquement inexistant?
La tâche ne sera pas aisée. Les moteurs de l’économie sont coupés depuis quelques mois. L’économie est rentrée en 2011 en récession brutale après une croissance de 3,7% en 2010. Avec presque un million de chômeurs, un secteur touristique amputé de plus de la moitié de son activité et un déficit budgétaire qui passe de 2% en 2010 à 7% en 2011, il devient très difficile de s’appuyer sur les leviers habituels de la politique budgétaire et de la politique monétaire. Tout a été fait du côté des mesures conventionnelles: soutien de la demande, baisse des taux d’intérêt et des réserves obligatoires… Dans un tel contexte, les agences de notation ne font pas de cadeaux: elles dégradent sans pitié. C’est la loi du marché. La Tunisie a retrouvé en 2011 le niveau de sa note en 1995. Oui, la révolution a un coût…
Face à cette économie stoppée net (croissance nulle prévue en 2012), les investisseurs privés et les banques du pays doivent être guidés impérativement par un patriotisme économique. Au beau milieu d’une crise financière mondiale, les opérateurs locaux n’ont pas le choix. Ils doivent être animés par un sursaut national.
Il s’agit aussi de restructurer le système financier pour éviter de recourir à un emprunt international hors de prix (la note de la Tunisie chez Moody’s est «BBB-»!). Le nouveau gouvernement pourra chercher à évoluer aussi vers la finance islamique, au moins en complémentarité de la finance conventionnelle, pour lutter contre l’exclusion sociale et les inégalités régionales. La finance islamique, malgré ses zones d’ombre au plan macro-monétaire, représente néanmoins un creuset d’innovations financières et une piste intéressante pour une meilleure redistribution au plan micro-financier.
Quels sont les facteurs qui œuvreraient pour une reprise rapide de la dynamique économique?
Le nouveau gouvernement va devoir réformer mais aussi imaginer et oser de nouvelles solutions face à une demande sociale de plus en plus impatiente. Sera-t-il aussi fin et subtile en économie qu’il ne l’a été en politique? Saura-t-il rallumer les moteurs de l’économie tunisienne? A-t-il les moyens de rétablir la confiance, cet ingrédient indispensable pour retrouver le chemin du travail et réconcilier les Tunisiens avec leurs institutions?
Comment le soutien international, IDE, compris, pourrait-il aider la Tunisie à franchir ce cap difficile?
Ce nouveau gouvernement, même inexpérimenté, dispose indéniablement d’atouts. Outre le fait qu’il assure adhérer aux vertus du marché libre, il a compris qu’une nouvelle forme de coopération Nord-Sud est à redéfinir avec la baisse inexorable des IDE en provenance du Nord. Une ouverture Sud-Sud notamment avec la Chine devient indispensable.
Mais le principal atout de ce gouvernement c’est sa capacité, a priori, à moraliser le monde des affaires et à assainir la sphère économique. Bref, on l’attend sur le volet de la conduite de l’économie tunisienne sur le chemin de la bonne gouvernance, condition nécessaire à la restauration de la confiance indispensable au redémarrage des moteurs de l’économie.
Une nouvelle page s’ouvre pour la Tunisie, sur un modèle inédit. C’est passionnant. Cela comprend une part de risques et une grande part d’espérance.