Il n’y a de monde, disait Friedrich Nietzsche, que pour les forces qui s’en emparent. Moncef Marzouki, un Rastignac tunisien pur et dur, incarnation du ressentiment plébéien, qui connaît l’implacabilité des passions politiques et les tréfonds de l’intelligentsia frondeuse du pays, savoure sa revanche. Prend le pouvoir. Va vers son risque. Dessine une nouvelle stature. S’approprie le lyrisme. Tutoie l’autorité. Piétine les préjugés. Endosse la geste des périphérisés. Suppute. Soupèse. Se réinvente. Se surmonte. Se «zorroîze». Se laisse porter par le courant. Essaie toutes les manettes. Anticipe de la position de l’opposition. Imprime sa marque. Se donne des leviers. Accède aux Palais de la République. Regarde avec les yeux de l’amour. Et de la gravité. Les élus du peuple. Du haut du podium de la Constituante.
Eh ! Oui…Les professionnels sont de retour. On va revoir ce qu’on va voir. Le temps passe vite en politique. Hier encore mal-aimé, oublié et dédaigné, le voici aujourd’hui enfin légitime. Pour Moncef Marzouki, un indomptable indompté, grand liseur, encre bleue et belle plume… Etre grand, c’est être au service d’une grand cause, plus grande que soi.
Car en politique, pour tenir le coup, affirmait Nelson Mandela, on a intérêt à se croire prédestiné. Investi. Missionné…Que les faibles se rassurent, ils sont désormais avec les plus forts.
Doté d’une grande intelligence, dévaluée par l’aversion dont il est l’objet parmi certaines franges de l’élite tunisoise, de tout temps influente dans les arts et les lettres, Moncef Marzouki a montré, dans son intervention solennelle devant les élus du peuple, une grande capacité d’attention et d’improvisation. La voix était extrêmement vivante, juvénile, gutturale, susceptible de variations, avec des ruptures. Des envolées lyriques. Des interpellations liturgiques. Des rimes. Des assonances. Des citations. Des appositions. Des phrases juxtaposées. Asymétriques…
En somme, une certaine idée de lyrisme, qui est la chair, qui se fait verbe. Le vocabulaire est si précis que chacun peut s’y mélanger les pinceaux. Sans risques de confusion sémantique (sic). Sauf pour la série de clichés descriptifs, porteurs de discordes. Car liés à l’éternel féminin.
Pour les élus de l’Assemblée constituante, déclare un observateur de la scène politique locale, il s’agit maintenant d’applaudir «la peopolisation à outrance». D’assister à l’industrialisation de la plainte. De la complainte. Du vide. Du nivellement par le bas. Et faire son miel de telle fulgurance.
D’un point de vue de l’acteur, c’était très intéressant! Le messager s’est confondu avec le message. Un rapport à l’éloquence, évanoui depuis deux décennies. Les mots-clés sont lâchés: sanctuarisation des martyrs, égalitarisme, démocratie, dignité, défense de l’identité arabo-musulmane, de l’ordre moral, solidarité avec les peuples en lutte et haro sur la contrerévolution, le noyautage, la manipulation.
Avouons-le, me dit un confrère, mi- admiratif, mi sceptique, il a fait preuve d’une étonnante autodiscipline, car on sait qu’il a dû contenir un corps, bourré de tics. Devant la sensibilité grisante d’avoir pris son billet pour l’avenir. Les oripeaux. Et autres décorum.
Ainsi donc, burnous au vent, col négligé, austère dans l’âme, le patron du Congrès pour la République(CPR), entend épouser, dès l’investiture, la Tunisie profonde. Court-circuiter les distances et les protocoles. Frapper l’opinion publique. Coller à l’émotion du jour. Projeter une aura. Afficher une nouvelle posture de l’Etat. Gagner la bataille résurrectionnelle. Glorifier le monde rural. Rompre avec l’ancienne élite moderniste. Occidentalisée. Et le père fondateur aux yeux bleus. A la peau fraiche, blanche et rosée. Pour qui, la Tunisie, une terre soleilleuse, de tempérament universaliste, est un terroir de joyeuse vie, de bonne chair et de franche gaité. Réfractaire, dans son essence, au tohu-bohu, aux colifichets idéologiques, aux tumultes, au messianisme, aux diktats de la plèbe.
Avec Moncef Marzouki à la présidence, nous dit-on, ce n’est pas seulement un basculement vers la peopolisation, qui a commencé, mais aussi une relativisation du pouvoir des élites citadines en général. Et ce mouvement va apparemment s’accélérer. Ce qui dégagera, à terme, de nouvelles valeurs. De nouvelles hiérarchies, prolongement fidèle du monde de la géopolitique réelle, avec ses rapports de force et ses luttes d’influence. Les Tunisiens vont devoir apprendre à se mouvoir dans ces eaux là. A être attentifs aux temps, aux hommes, aux temps et aux signes des temps.