WMC: L’ABCI, dans laquelle vous avez des intérêts, et l’Etat tunisien ont récemment entamé des négociations concernant l’affaire de la Banque franco-tunisienne (BFT). Sur quoi portent-elles?
Abdelmajid Bouden: Ces négociations, dont la presse locale tunisienne a déjà fait état et que l’Etat tunisien a confirmées, vont porter sur le règlement du différend entre la société ABCI et l’Etat tunisien; ce différend, né avec l’investissement, qui dure maintenant depuis une trentaine d’années et que les gouvernements successifs n’ont pas voulu régler. Jusqu’à la décision du CIRDI (Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements), un organe indépendant de la Banque mondiale, prononcée le 18 février 2011 et rendue publique par le site web de cette institution.
Donc, le fait que la décision ait été prononcée est un fait public, mais le contenu de la décision est, comme le stipule le règlement du CIRDI, confidentiel. Et pour qu’il soit publié, il faut que les parties donnent leur accord. L’Etat tunisien n’a pas souhaité rendre cette décision publique.
Le fait qu’on qualifie ce jugement de décision veut dire que le CIRDI a retenu sa compétence dans cette affaire et que le différend est soumis au tribunal arbitral du CIRDI et que celui-ci est passé à la phase du fond, en vue de prononcer la sentence finale. C’est dans ces conditions que l’Etat tunisien a pris l’initiative de demander l’ouverture de négociations amiables pour le règlement du différend.
La société ABCI a accepté et les négociations ont déjà commencé, conformément à un calendrier déjà arrêté.
En quoi consiste justement le différend sur le règlement duquel ces négociations portent?
Il faut rappeler que pendant trente ans chacune des parties avait sa version des faits. Aujourd’hui il y a une décision qui a tranché ce point-là. Donc, il y a aujourd’hui un fait incontestable à savoir que le 23 avril 1982 l’Etat tunisien a octroyé l’agrément d’investissement à la société ABCI pour acquérir le bloc de contrôle de la Banque franco-tunisienne (BFT). A partir de cette date, il y a une relation de droits et d’obligations entre les parties.
La société ABCI avait l’obligation, à partir du 23 avril 1982, de verser la totalité de son investissement, de le libérer et de l’investir en Tunisie. De son, côté l’Etat tunisien avait l’obligation de protéger l’investissement de la société ABCI, conformément aux lois tunisiennes et au droit international. Cette obligation de l’Etat tunisien se résume grosso modo en deux points.
Premièrement, l’agrément d’investissement a été octroyé dans le cadre de la convention internationale de protection des investissements étrangers de 1965, appelée “Convention de Washington“, ou “Convention CERDI“ –ratifiée par la Tunisie- et du Code des investissements tunisien de 1969, lequel stipule dans son article 20 que tout différend entre l’Etat tunisien et l’investisseur étranger doit être soumis à l’arbitrage international du CERDI.
Par conséquent, en acceptant l’arbitrage international du CERDI, en contrepartie de recevoir les fonds, la Tunisie avait souscrit à l’obligation de ne pas recourir aux tribunaux locaux. C’est là la première protection, juridictionnelle et internationale.
Deuxièmement, l’Etat tunisien a l’obligation de protéger l’investissement contre toute mesure d’entrave, d’expropriation, de nationalisation, de spoliation, directe ou rampante, indirecte et toute forme de moyens qui finiraient par spolier la société ABCI. Voilà le cadre légal qui a été instauré par l’agrément du 23 avril 1982.
Le différend est né du fait que l’Etat tunisien, par les gouvernements successifs, a manqué à son obligation de protéger l’investissement et a fini, sous le régime Ben Ali, de spolier la société ABCI de son investissement. On a vu que la finalité était de remettre la banque à la famille de Ben Ali, puisque ce dernier projetait, jusqu’à décembre 2010, de céder la BFT, mais l’opération a été bloquée par les divers recours qu’ABCI a intenté sur le plan international.
L’Etat devient donc responsable de cette violation et a l’obligation de la compenser. D’ailleurs, en trente ans de violations, l’Etat en a commises beaucoup.
Lesquelles?
La première violation consiste dans la non-remise des actions. Quand la société ABCI a transféré les fonds de l’investissement, en contrepartie de la réception, à l’assemblée générale, du bloc de contrôle de 50% des actions de la BFT et de 53,26% des droits de vote, l’Etat a procédé à leur blocage abusif et n’a pas remis les actions et a continué à gérer lui-même la banque par l’intermédiaire de l’actionnaire minoritaire, la Société Tunisienne de Banque (STB).
La deuxième violation est la tentative de l’Etat à ce moment-là de changer la structure du capital et la nature des actions. Après deux années de négociations, de blocages et de violations, il a voulu remettre à ABCI 50% des actions mais sans droit de vote. Ce que la société ABCI a refusé. En 1984, l’Etat a fini par restituer les 50% des actions, mais a refusé deux choses en promettant de les faire ultérieurement. Il a également promis, mais n’a pas tenu ses engagements, d’une part de compenser les pertes subies par ABCI pendant deux ans de blocage des fonds –utilisés par l’Etat tunisien dans sa trésorerie, et de l’autre, il a créé des obstacles pour empêcher l’actionnaire majoritaire de prendre le contrôle effectif de la BFT et a nommé la majorité du conseil d’administration et la direction générale de la banque. Ce qui constitue une violation du droit de propriété d’ABCI impliquant le droit de détenir les actions, de gérer, de vendre, d’acheter, etc.
Cette situation a duré jusqu’en 1987, et en 1987 elle n’a été levée que partiellement parce qu’à ce moment-là l’Etat a scindé les fonctions de président du conseil d’administration et de directeur général et a laissé ABCI accéder aux premières, mais l’a empêché de nommer le directeur général et, donc, de gérer la banque.
Que s’est-il passé après le 7 novembre 1987?
Après son arrivée au pouvoir, le président aujourd’hui déchu, a nommé son cousin, Tahar Bourkhis, comme directeur général, et Ridha Grira en qualité de contrôleur général de la BFT, avant que ce dernier succède au premier, suivi par la suite par Amor Greche.
Pendant cette période où elle a eu accès au conseil d’administration –en tant que président d’ABCI, j’en avais été le président non-exécutif-, la société ABCI a été interdite, y compris par des procès, de signature, y compris des procès verbaux du conseil. Sur instructions de Ben Ali, la Banque centrale avertissait même, à titre préventif, la société ABCI, pourtant actionnaire majoritaire, de ne rien superviser ou nommer quiconque.
ABCI a découvert alors que, après son entrée au capital de la BFT, l’Etat, la BCT et la STB avaient transféré des créances irrécouvrables de la STB à la BFT, plombant ainsi les comptes de cette dernière. Alors que le jour de son acquisition par ABCI elle était saine, la BFT s’est retrouvée avec des créances irrécouvrables 17,5 fois plus importantes que son capital –à l’époque de 1 million. Ce qui constituait un acte délictueux. ABCI a demandé à l’Etat de sortir ces créances irrécouvrables du bilan et de les prendre en charge.
L’actionnaire a également découvert que le commissaire aux comptes de la BFT certifiait des comptes à l’assemblée générale, les déclarant sincères, alors que de l’autre côté il envoyait des lettres à la direction générale dans lesquelles il mentionnait l’existence de créances irrécouvrables qu’il dissimulait aux actionnaires…