C’est dans un climat, en principe, tendu et crispé entre Tunisiens et Français que le chef de la diplomatie française, Alain Juppé, effectuera, à partir de demain, une visite de travail de deux jours en Tunisie (5-6 janvier 2012). Le ministre français aura la délicate mission d’arrondir les angles et d’améliorer ce climat, ce qui est loin d’être facile, au regard des susceptibilités des uns et des autres.
Pourtant, les relations tuniso-françaises s’étaient nettement améliorées après les élections de la Constituante et la victoire du parti Ennahdha. M. Juppé avait même déclaré sur les ondes de la radio française Europe 1 «faire confiance aux responsables du parti islamiste Ennahdha… et disposé à travailler avec eux», rappelant que leur attachement au respect «des principes démocratiques» et au statut de la femme qu’ils entendent «même améliorer», était de nature à rassurer. «Pourquoi ne les croirais-je pas?», avait-t-il dit (6 novembre 2011).
Seulement, les rapports entre les deux pays ont dégénéré, aujourd’hui, sous l’effet de la concomitance de trois événements: les récentes déclarations du président Moncef Marzouki à la presse française, la réaction virulente à ces déclarations de Bernard Debré, ancien ministre français et député UMP, qui a adressé une lettre ouverte au chef d’Etat tunisien, et la parution et les révélations, ces jours-ci, d’un livre accablant pour les responsables français: «Tunis connection», une enquête sur les réseaux franco-tunisiens sous Ben Ali.
Sollicité par le site d’informations en ligne Mediapart, le président tunisien s’est invité dans la campagne électorale française et souhaité aux «politiciens français» qu’ils «n’utilisent pas trop la carte de l’islamophobie» en cette année électorale.
Dans un entretien accordé au Journal Du Dimanche (JDD), le président Moncef Marzouki avait déclaré que «les Français sont prisonniers d’une doxa au sujet de l’islam», avant d’ajouter: «Je n’ai aucun compte en Suisse ou en France. Je suis désormais le président indépendant d’un pays indépendant. L’esprit colonial, c’est terminé».
Certains politiques français ont réagi à ces déclarations et les ont trouvées insultantes en ce sens où elles les qualifient en substance d’«islamophobes et de colonialistes nostalgiques». Parmi ceux-ci, Bernard Debré, ancien ministre français et député UMP, qui a publie sur son site une lettre ouverte où il se dit surpris d’entendre parler le président tunisien de colonialisme et d’islamophobie de la France.
Interpellé, mercredi matin (aujourd’hui) par Radio Express Fm sur le bien-fondé de cette lettre, M. Debré a déclaré qu’il a été «choqué et peiné par les propos du président Marzouki» qui, selon lui, «au lieu de remercier la France pour lui avoir inculqué une formation médicale de qualité et pour l’avoir accueilli en opposant au régime de Ben Ali, est tombé dans le populisme en traitant les Français d’islamophobes et de désagréables pour les Tunisiens».
Dans cette même lettre, M. Debré, qui est allé jusqu’à conseiller au président Marzouki de «surveiller dorénavant ses propos», a fait assumer la crispation des relations tuniso-françaises à l’ancienne ministre des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, qui n’avait pas vu venir la révolution tunisienne.
Cette approche est démentie par un livre paru ces jours-ci «Tunis connection», une enquête menée par deux journalistes à Mediapart sur les réseaux franco-tunisiens sous Ben Ali: Lenaig Bredoux et Mathieu Magnaudeix.
Ce livre révèle que la France s’est compromise avec le régime Ben Ali au-delà de ce qu’on pouvait imaginer: corruption, affairisme, réseaux politiques, délits d’initiés, liens d’amitié… Des responsables politiques et diplomates français, de gauche comme de droite, ont noué des liens privilégiés avec l’équipe Ben Ali. Les entreprises françaises ont eu des marchés et prospéré grâce à leurs liens avec la mafia au pouvoir à Tunis. Des journalistes, médias, intellectuels et hommes de culture français ont été également nombreux à avoir bénéficié des largesses du dictateur déchu (séjours gratuits dans les hôtels les plus huppés et les plus exotiques de Tunisie, cadeaux royaux…).
Abstraction faite des déclarations d’un président tunisien intellectuel, de la réaction déplacée et à la limite de l’insolence de M. Debré et des révélations sur la compromission des responsables français avec l’ancien dictateur, Tunis et Paris semblent pourtant déterminées à tirer un trait sur le passé.
L’indice en est le communiqué rendu public par le ministère tunisien des Affaires étrangères à la veille de la visite en Tunisie du chef de la diplomatie française.
Cette visite ne manquera pas, selon le communiqué, de renforcer «le partenariat privilégié entre la Tunisie et la France dans tous les domaines».
Concrètement, «outre les concertations politiques, les responsables tunisiens et français examineront les grands dossiers relatifs à la coopération financière, culturelle, scientifique et technique ainsi que la coopération en matière de gestion de la migration, le développement solidaire et la coopération triangulaire».
Autre indice révélateur, le programme de la visite de M. Juppé comprend trois importants entretiens: avec le président de la République, Moncef Marzouki, le Premier ministre Hamadi Jebali, et le président de l’Assemblée constituante, Mustapha Ben Jaâfar. Dont acte.