Un demi siècle d’infantilisation politique des citoyens tunisiens pour leur faire croire qu’ils sont encore immatures pour l’exercice des libertés publiques et individuelles et le contrôle permanent des institutions exécutives, judicaires et législatives, qu’ils sont incapables de se gouverner, de se prendre en charge, que, laissés à eux-mêmes, ils risquent de faire des bêtises -le démon berbère de la division, comme dirait le père de l’indépendance, Habib Bourguiba, étant toujours prêt à ressurgir-, qu’il leur faut donc aliéner leur liberté et leurs droits civiques pour se donner accès à la sécurité et jouir des bienfaits d’un ordre social musclé, favorable par ailleurs à la paresse intellectuelle… Tout cela a laissé, sans aucun doute, des traces à tous les étages des médias audiovisuels ou écrits du pays, devenus, dans leur majorité, à leurs corps défendant parfois, les relais incontournables de la stratégie officielle de la mise au pas des activistes de la société civile, des partis d’opposition et des velléités d’indépendance des uns et des autres.
La plume brisée
Ce qui est désastreux, c’est que le 4ème pouvoir en Tunisie est arrivé, des décennies durant, à intérioriser les diktats de l’Etat prédateur, à bien relayer ses discours laudatifs, à la gloire du chef infaillible, à camoufler ses dérapages, et à endosser ses abus incessants, liés à la pérennisation de la loi du silence, au maintien des privilèges et à la sanctuarisation de la corruption, associée aux hautes sphères et sa traque obéissait généralement à des mobiles politiques et à des règlements de compte entre les clans qui se disputaient le pouvoir.
Au fil des ans, s’en prendre aux réseaux occultes des corrupteurs et de l’informel est devenu un exercice des plus aléatoires et des plus dangereux pour des journalistes, inhibés par la propagande officielle, la pression des patrons de presse et l’arsenal juridique au service de la censure. Ce qui a permis de faire des impératifs de la redevabilité sociale, de réduire l’intégrité des pouvoirs publics, de menacer l’exécution des contrats sociaux, de détourner les recettes de l’Etat, de diminuer l’efficacité des règlements officiels, de porter atteinte aux droits de l’homme et de favoriser l’instauration, dans tous les coins et recoins de la société tunisienne, d’une culture d’impunité dont la corruption est l’un des symptômes les plus éloquents.
Le métier qui renaît!
La révolution du Jasmin a remis les pendules à l’heure. Donné de l’oxygène à la profession. Agi en vue d’un accroissement de la redevabilité et de la transparence. Appelé au droit d’accès à l’information. Irrigué des valeurs associées à la méritocratie et au respect des principes clés de la gouvernance démocratique. Revitalisé les notions de coalitions en faveur des initiatives citoyennes. Etabli un environnement propice à la liberté de la presse. Renforcé les capacités de la société civile tunisienne à honorer ses engagements, liés à la surveillance de l’exécutif et à la sensibilisation du public à la gravité du problème de la corruption.
Seulement, les journalistes tunisiens sont-ils en mesure, après des décennies de censure et d’autocensure, d’aliénation, de frustrations et de réflexes inhibitoires, de garantir au public l’accès à la pluralité des opinions et la possibilité de les discuter? De permettre à l’information de circuler dans les deux sens? D’offrir une tribune pour des échanges non violents? D’être des gendarmes qui empêchent les gouvernements de commettre des malversations ou de protéger la corruption? De promouvoir de nouvelles pratiques journalistiques associées aux reportages d’investigation et aux enquêtes de terrain? De résister aux tentations partisanes?
Journalisme d’investigation, société civile… même combat
Tout au long des derniers mois, qui ont suivi le 14 janvier 2011, titubant d’audace et de liberté subite, des confrères ont malheureusement versé dans la généralisation, le sensationnel et souvent la diffamation. D’autres ont réussi à se contraindre. A se plier aux exigences de la profession. Aux rigueurs de la déontologie. Et c’est tant mieux.
Toutefois, comment faire, pour éviter à la profession, des dérapages, susceptibles d’entamer sa crédibilité auprès d’une opinion publique tunisienne, désormais exigeante, assoiffée de valeurs morales, de démocratie, de redevabilité sociale et politique, de transparence et d’intégrité intellectuelle?
En fait, ce sont des pratiques et des principes, qui aideront les journalistes tunisiens à refonder le métier, adossé désormais à une éthique de l’apprentissage collectif, de la résilience, de la contractualisation, de la collaboration, de la progressivité, de l’innovation, de la négociation et de l’expérimentation. C’est là le cœur du défi d’un journalisme en voie d’élimination des blocages et d’implication plus active dans la traque des abus, de la culture d’impunité, des détournements de fonds, des pouvoirs discrétionnaires des décideurs, de l’effet corrupteur de l’argent et de l’apathie du public et de sa tolérance coupable à l’égard des lobbies d’influence, porteurs généralement de discordes et de zizanies au sein de la société.
Une seule feuille de route… la formation continue
A côté des forces vives de la société civile tunisienne, les médias, qui viennent à peine de sortir des années de braise, peuvent, s’ils bénéficient d’un programme ambitieux de mise à niveau, de formation continue et de réseautage avec les instances internationales et les associations professionnelles et groupements ad hoc des pays du Nord, contribuer au renforcement des institutions nationales garantes de l’intégrité, telle que la Cour des Comptes, assurer la redevabilité des institutions gouvernementales et parlementaires, coordonner les initiatives anti-corruption au niveau national et international, mobiliser les appuis pour combattre les malversations, veiller à ce que les gouvernants fassent l’objet de contrôles permanents et participer à l’émergence d’une atmosphère, qui décourage la fraude et les pratiques injustes.
Bien entendu, pour mener à bien cette mutation du journaliste enquêteur, veilleur et lanceur d’alertes, et renforcer la professionnalisation des médias tunisiens, qui doivent conquérir les galons de l’impartialité, de l’objectivité et de la rigueur, il faut tout d’abord faire face à la culture du secret, présente encore en force dans les administrations publiques, organiser des formations sur les techniques de production des reportages d’investigation, développer des pratiques conformes aux exigences déontologiques, améliorer l’accessibilité de la presse et du public aux décideurs, favoriser l’intégration généralisée des normes d’éthique dans la pratique journalistique, élaborer des indicateurs nationaux de perception de la corruption et des indicateurs de mesure pour évaluer l’impact de la liberté de la presse sur la réduction des abus liés à la fraude et aux malversations.
Finalement, afin de s’acquitter convenablement de sa mission de surveillance et de vigilance vis-à-vis du comportement des pouvoirs publics, il est crucial que les médias tunisiens sortent du champ partisan, cultivent leur indépendance. Car, après la révolution de la liberté et de la dignité, c’est à travers le 4ème pouvoir que les Tunisiens vont communier non seulement avec eux-mêmes mais aussi avec les autres nations.