L’outarde est une espèce en voie de disparition. Depuis des années, des milliardaires des pays du Golfe viennent les chasser en Tunisie. Longtemps réduites au silence, les nombreuses associations environnementales et de protection des animaux, qui étaient dans une incapacité à réagir malgré de rares et courageuses initiatives, se mobilisent. Ce privilège était accordé et monnayé par la plus haute sphère du pouvoir de l’époque. Depuis la révolution, une pétition est en ligne regroupant près de 1.600 signataires et un film témoigne du carnage et tourne en boucle sur le site des «Amis des oiseaux» (http://www.aao.org.tn)
Une association dont le président Hichem Azafzaf a alerté les autorités concernées depuis des mois précisant que «ces parties de chasse sont strictement interdites par la loi et que les outardes (houbaras) ne devront en aucun cas être livrées au braconnage autorisé comme cela a été le cas sous l’ancien régime». Une manifestation a même été organisée le 30 décembre 2011 devant l’ambassade du Qatar dans cet objectif. Des dizaines de manifestants et de représentants d’associations ont protesté avec des slogans comme “il faut sauver les dernières outardes en Tunisie du braconnage”, “Stop au braconnage officiel de l’outarde“…
Au delà de la vigilance de la société civile tunisienne et de son engagement pour protéger son patrimoine, on serait tenté de se demander pourquoi le «sit-in» a-t-il eu lieu seulement devant l’ambassade du Qatar? Est-il nécessaire de préciser que les émirs chasseurs sont aussi originaires d’Arabie Saoudite ou des Emirats Arabes Unis? Certains pensent que cette affaire est une manipulation afin de porter préjudice à «un pays ami sur lequel compte Ennahdha», il n’y a qu’un pas que beaucoup franchissent. Ils pensent peut-être que les urgences du pays ne sont pas dans la protection de quelques oiseaux.
Pourtant, ceux qui se mobilisent pleinement et exclusivement pour la protection du patrimoine naturel de la Tunisie sur le terrain et via les réseaux sociaux sont nombreux, comme le témoigne ce fervent signataire de la pétition: «Après 23 ans de chasse touristique intensive, l’outarde est au bord de l’extinction. Je connais bien cette région pour y avoir formé, jadis, plusieurs ornithologues amateurs dans les camps internationaux de Jeunes-Science, près de l’oued de Gabès. Cet exemple devrait alerter le gouvernement sur la nécessité urgente d’une nouvelle Constitution pour garantir la protection de son patrimoine naturel en créant un véritable ministère de l’Environnement dont les fonctions ne se réduisent pas aux problèmes urbains ou agricoles (ces derniers sont un facteur de perturbations supplémentaires du biotope de l’outarde). Sinon, le sud tunisien sera bientôt définitivement orphelin de sa faune sauvage la plus remarquable».
Le fait est que ces espèces ont déjà été exterminées dans le Moyen-Orient. Depuis, la Tunisie, la Libye et le Maroc sont devenus le terrain de prédilection de ces braconniers. Au Maroc, la Fondation Internationale du Prince Sultan Abdul Aziz Al Saoud pour la Conservation et le Développement de la Vie Sauvage, se consacre à la protection des ressources naturelles et à la promotion des traditions liées au désert. L’outarde (houbara) y bénéficie d’un intérêt particulier, probablement pour sa «parade de séduction fascinante et spectaculaire décrite comme un dindon roulant sur une bicyclette. Lorsque le mâle fait sa parade de séduction, les plumes filamenteuses blanches sur le sommet de sa tête et dans la ligne noire descendent vers sa nuque, se dressent, mettant en exergue la beauté de son plumage caché», lit-on sur le site de la fondation basée à Agadir. En attendant, qui est le dindon de la farce?
A ce titre, la mobilisation devant l’ambassade du Qatar n’exprime-t-elle pas une forme d’“anti qatarisme“ ambiante chez une partie des Tunisiens? Celle-ci s’oppose assurément à une certaine fièvre «pro-qatari» notamment chez les dirigeants d’Ennahdha. Avec un Premier ministre qui avoue aller chercher l’argent là où il se trouve et un Rached Ghannouchi qui ne cesse ses allers et retours sur Doha, il y a de quoi vite faire enfler une rumeur.
Sans obtenir de réponse auprès des services d’Ennahdha, et partant du fait que le ministère de l’Agriculture n’a pas accordé des autorisations à cette chasse, des interrogations s’imposent. Qui a autorisé les émirs du Moyen-Orient à chasser en Tunisie? Qui protège ces dépassements? Qui ferme les yeux sur cette barbarie sans nom? La Fédération des chasseurs a indiqué dans un récent communiqué qu’elle a envoyé des dizaines de courriers au président de la République, au Premier ministre, au président de l’Assemblée constituante et à tous les services concernés. Tous sont restés sans réponses. Un silence qui exaspère et révolte. Les Tunisiens ont du mal à comprendre qu’après une révolution, on les écoute toujours si peu ou presque pas!
La confusion doublée du silence finit par pousser certains à penser que ces autorisations seraient des privilèges accordés par les nouveaux gouvernants pour «faire plaisir» à ceux dont ils sollicitent l’aide. Pourquoi ne pas sacrifier quelques oiseaux pour être agréable à ceux qui se trouvent à la tête du plus grand fonds souverain de la planète, le QIA (Qatar Investment Authority) dont les avoirs approchent les 700 milliards de dollars? Des fonds vers lesquels «louchent» et sur lesquels comptent Ennahdha au pouvoir pour faire redémarrer l’économie tunisienne.
Les allers et retours qu’entreprend Rached Ghannouchi sollicitant le Cheikh Karadhaoui, membre de la confrérie des Frères musulmans déchu de sa nationalité égyptienne et possédant actuellement la nationalité qatarie, dérangent. Certains y voient une forme d’allégeance qu’ils contestent et refusent. Qui serait aussi soucieux de faire plaisir à des princes du pays du Golfe qui promettent des chèques sonnants et trébuchants en contrepartie de privilèges? Surtout que le prix ne serait, apparemment, que celui de plusieurs dizaines d’oiseaux et de gazelles dont peu de personnes se soucient. C’est compter sans la société civile tunisienne qui prend de la vigueur.
Basculement vers les pays du Golfe?
Mais au delà de cela, et si ce qui horripilait une partie des Tunisiens était justement «de voir Ghannouchi solliciter aussi lourdement une aide qui ne peut être sans conséquences ni dangers sur l’indépendance du pays et notre façon de vivre et d’être tunisien?, s’interroge Sarrah Benzid, professeur d’anglais. La Tunisie a longtemps tenu à distance les princes du Golfe, si ce n’est la flopée des grands projets qu’a souhaités Ben Ali vers la fin de son règne. Ceux-ci se sont fracassés avec la crise financière de 2009. «Ce ne sont pas les investissements que je redoute, mais ce sont toutes les compromissions qui vont avec que je crains», argumente l’enseignante.
Tous les grands projets de l’époque ont été annulés ou sont restés en suspens et peu d’informations circulent désormais à leur sujet. Si ce n’est la confirmation du projet de station touristique saharienne baptisée «Tozeur Desert Resort» et promue par la société «Qatari Diar pour l’investissement immobilier». Un projet dont le coût approximatif serait compris entre 70 et 80 millions de dollars et annoncé en grandes pompes au cours du mois d’octobre dernier.
Ridha Saïdi, avant qu’il ne soit ministre délégué auprès du Premier ministre chargé des dossiers économiques, avait évoqué, il y a près de trois mois, le retour de «Sama Dubai». Une annonce dont on ne sait s’il faut la mettre sur le dos de la campagne électorale ou de véritables accords encore tenus secrets. Le projet de «La Porte de la Méditerranée», la nouvelle ville que «Sama Dubai», filiale de «Dubai Holding Group», se proposait de réaliser sur les bords du Lac Sud de Tunis portait sur un investissement de 25 milliards de dollars.
L’avis de Sarrah Benzid est partagé par Fethi Benslama, psychanalyste et écrivain travaillant sur plusieurs questions cruciales comme la migration, la médecine ou la religion. Pour lui, c’est carrément du basculement de la Tunisie vers le Golfe qu’il s’agit. Il explique: «Mis à part l’aspect despotique dans la nomination du gendre de Ghannouchi comme ministre des Affaires étrangères, la dimension géopolitique est celle qui porte le plus à conséquences. Les signes sont nombreux qui indiquent qu’Ennahdha va faire basculer la Tunisie de son voisinage européen stratégique vers les pays du Golfe, avec toutes les conséquences désastreuses sur le plan économique, politique, culturel… C’est à ce changement axial qu’il faut accorder toute notre attention et pas seulement à la nomination d’un ministre ou à la visite d’un Émir».
Et le chercheur d’ajouter: «L’entrée est l’économie. La Tunisie est un petit pays qui sera facilement inondable par l’argent facile de la rente pétrolière, argent qui ne créera pas d’emplois productifs, mais qui servira à acheter les pauvres pour les prochaines élections, à corrompre les élites, à spéculer sur la terre, à financer les différentes formes de Salafisme. Le reste suivra. L’argent, ne l’oublions pas, peut être annihilant. Sur cette question fondamentale (le changement axial), il faut interpeler le président de la République, ouvrir le débat à l’Assemblée constituante. Surtout ne pas le laisser s’engluer dans le débat identitaire arabo-islamique, ne pas en rester à la question de la chasse et au tourisme sexuel. Même s’il est tentant de se représenter aujourd’hui la Tunisie comme une gazelle assaillie… Qu’on ne vienne pas dire que cette pente vers le Golfe pétro-pourri existait déjà du temps de Ben Ali. Ce qui va se produire est sans commune mesure».
N’est-ce pas à cela aussi que la société civile reste fortement vigilante?