Tunisie – Emploi : La suprématie des métiers intellectuels

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Le chômage est sans doute le premier problème aujourd’hui, non seulement de la jeunesse mais aussi de l’économie en général. Une économie qui va de mal en pire. Introspection d’une des causes les moins visibles de ce chômage, mais qui peut être très intéressante à étudier de plus près.

«Khedma ndhifa»

Je discutais avec un ami de longue date, qui avait un bon niveau, des bonnes notes en général, et à ma surprise, il était encore au chômage…

– Mais pourquoi donc?

– «malkitch khedma ndhifa»…

Monsieur préfère vivoter, à 35 ans, avec l’argent de poche de maman, et la voiture de temps en temps, histoire de frimer et de sortir avec les copains. Le reste du temps, il le passe entre le canapé du salon, la télécommande à la main, et le frigo. Pas que du jus d’orange.

Un travail «propre»: ce vocable en dit long sur notre conception du travail, sur cette suprématie implicite, mais de fait, des métiers dits propres, «ndhaf», ou intellectuels, ou intensifs en connaissances. Des métiers à faire derrière un bureau, avec voiture de fonction de préférence. Sur les autres métiers, supposés ne pas être propres? Autrement manuels…

Seulement une économie est faite d’employés de bureau, comme de plombiers, de médecins, comme de jardiniers.

Triste constat…

Des hordes de jeunes délaissent leurs régions natales, ne connaissent même pas les potentiels de ces régions, des terres agricoles à perte de vue sont délaissées. Et eux, ils sirotent leur café tranquillement, au pied du mur, en regardant au loin passer, non pas les vaches mais l’économie, et en rêvant de travailler derrière un bureau.

Des terrasses de café pleines de jeunes, à la fleur de l’âge, pleins d’énergie, mais au chômage. Des jeunes qui viennent de tout le pays, on les a arrachés à leurs environnements, à leurs régions et à leurs richesses, on leur a fait faire des études, le plus souvent très mal pensées. Ils en sauront un peu de tout, pas vraiment grand-chose, car l’outil du savoir, l’outil de la connaissance, qu’est la langue, ils ne l’ont pas. Ils sont d’un bilinguisme nouveau et honteux. Que ce soit pour l’arabe littéraire, ou pour la langue de Molière. On n’en parle pas pour l’anglais.

De jeunes qui laissent leurs compétences derrière eux. Des savoirs transmis dans des familles d’artisans de génération en génération se perdent, s’évaporent. Les jeunes sont tous à la fac aujourd’hui, tous, ou presque, tous au chômage après.

Tous avocats?

Des jeunes qui croient avoir le droit de travailler parce qu’ils dont fait des études. Or, c’est plus compliqué que cela. Il faut avoir une compétence pour travailler, pas un diplôme. Les diplômes tels qu’ils sont aujourd’hui ne valent pas grand-chose. Demandez aux recruteurs de vous lire les CV des candidats. Manifestement, et tristement, le pari de l’enseignement démocratisé et républicain n’est pas le succès qu’on croit, seuls réussissent les fils de riches, de médecins, de cadres, etc. Quand papa et maman parlent français courant à la maison, quand on lit des journaux et qu’on a des discussions d’un certain niveau à la maison, quand on va dans des écoles privées, on réussit, plus facilement. Beaucoup plus facilement, que quand on est fils de Hbiba.

Démocratisation de la connaissance et de l’enseignement…? Oui, un attribut de progrès social et humain incontestable, et incontesté, bien sûr. Merci grand Bourguiba. Mais tout le monde ne doit pas, ne peut pas, devenir prof, médecin ou avocat.

Le métier de médecin ou d’avocat est plus noble que n’importe quel autre métier. Tous les métiers sont dignes. Tout le monde n’a pas forcément envie, n’a pas les capacités, les «skills» pour faire ça.

Mais que voulez-vous, notre système c’est une espèce de moule dans lequel on rentre les gens, ils sont serrés, compressés, retournés dans tous les sens. Ils perdent leurs personnalités, leurs envies et leurs vocations, leurs savoir-faire et leurs compétences particulières, comme un vêtement qui sort déformé de la machine à laver.

L’inertie de la culture, et le manque à gagner…

Tout le monde veut faire un travail intellectuel. On est empreint par cette culture de l’après indépendance, et où la réussite sociale c’était de faire des études, de longues études, de devenir prof. Ou avocat, ou médecin. La fierté ultime dans les années 70.

Grosse erreur stratégique, il en sort cette suprématie des métiers intellectuels, dans la culture de tout un peuple. A force, le pays se vide de sa main d’œuvre qualifiée, d’une panoplie de savoirs faire, qui remontent très loin dans notre histoire. Savoirs faire qui sont à l’heure d’aujourd’hui une source inestimable d’avantages concurrentiels, dans une multitude de domaines. Demandez aux étrangers qui viennent faire faire du savon noir de chez nous, de la confiture de figue bio, ou du crochet «équitable»…

Au lieu de valoriser nos savoir-faire, qui sont empreints de notre spécificité culturelle, on laisse les autres en profiter, nous les acheter à des prix ridicules, pour les valoriser et les vendre, en encaissant la forte valeur ajoutée qui en sort…

Pendant ce temps, mon cher ami est toujours au chômage, car il veut un métier… propre.