C’est une première en Tunisie qu’il importe de saluer comme il se doit tant sa portée ne peut qu’ouvrir la voie à une démocratie de fait, sacrée et irréversible. C’est que le gouvernement provisoire venait récemment de prendre une décision portant nominations de certains responsables dans le secteur de l’information, mais sur laquelle il a dû revenir face au tollé général que cela a provoqué, et particulièrement à la manifestation observée, lundi 9 janvier 2012 à La Kasbah par des journalistes, des représentants de la société civile, des syndicalistes et même des constituants. C’est un véritable coup de théâtre. Jamais, durant les cinquante dernières années, syndicat ou quelque autre organisation n’est parvenu à ‘‘casser’’ une décision prise par l’Etat.
De l’avis de nombreux observateurs, les nominations en question ont été prises à la hâte. Nous ne sommes pas dans le secret des dieux, mais nous pensons pouvoir expliquer cette hâte. Sauf s’il s’agit d’une pure coïncidence, il y a lieu de rappeler que le journal La Presse de Tunisie a publié, samedi 7 janvier sous la plume de son président-directeur général, Hmida Ben Romdhane, un incroyable pamphlet sous un titre très criard en soi, «Confessions d’un directeur solitaire», et dans lequel il dénonçait des «salaires indus», des magouilles de toutes sortes, et surtout un journal stérile, en l’occurrence Assahafa, «qui n’arrive pas à décoller depuis sa création en 1988», soit un gouffre qui absorbe «plus de 5 mille dinars par jour» pour une vente ne dépassant pas les «cent exemplaires/jour».
Il faut dire que dans le même temps, ou presque, une liste a fait le tour des établissements de la Radio et de la Télévision tunisiennes, portant des noms de responsables ou autres ayant perçu des montants faramineux durant la période des élections d’octobre dernier. Et dimanche 8 janvier, paraissait sur certains journaux la décision gouvernementale portant les nominations citées plus haut.
Coïncidence que tout cela?… Possible. Mais ce n’est pas là le plus important. Ce que les manifestants de La Kasbah dénonçaient lundi 9 janvier est «l’immixtion» du gouvernement provisoire dans un secteur censé, sinon gérer à lui seul certaines affaires y afférentes, du moins avoir un regard et un mot à dire sur tout ce qui concerne son devenir.
A notre avis, ce n’est pas seulement une «immixtion», mais une véritable infantilisation du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) et de l’Instance nationale de réforme de l’information et de la communication (INRIC), probablement jugés inaptes à prendre part aux décisions liées au secteur de l’information, et au point que c’est toujours le gouvernement, provisoire ou pas, qui se sent invité à trancher partout et à tout moment. Ce qui veut dire que nous sommes passés de charybde en scylla, d’une dictature à l’autre.
D’ailleurs, Kamel Laâbidi, président de l’INRIC et présent à la manifestation, l’a confié sans ambages au journal La Presse de Tunisie: «Ces nominations hâtives sans la consultation des professionnels et des structures représentant les journalistes, reflètent le non-respect du droit des journalistes. Le peuple n’a pas renversé un dictateur pour laisser un nouveau gouvernement resserrer l’étau autour de la profession et revenir à la case départ».
Peut-être qu’à toute chose malheur est bon. Il a fallu ces nominations décidées à pied levé puis confrontées à une résistance farouche pour que le chef de l’Etat, qui a reçu lundi le président de l’INRIC, déclare être «prédisposé à soutenir tout ce qui est de nature à garantir les libertés dans le pays, en particulier les libertés d’expression et de presse».
Aujourd’hui, l’enseignement qu’il faudrait tirer de toutes les manifestations qui ont suivi le 14 janvier 2011, c’est que l’époque du musellement et des décisions-diktat tombant d’en haut est bel et bien révolue. A présent, hommes politiques et hauts responsables ne peuvent plus perdre de vue qu’ils composent avec une société civile avertie, mûre et, surtout, capable de prendre en mains sa destinée, ce qui, en d’autres termes, veut dire qu’il ne sert plus à rien de monopoliser toutes les décisions au risque d’ameuter la rue en permanence.
A cinquante ans, le peuple tunisien ne peut plus continuer à avaler aveuglément les pilules sans vérifier leur contenu.