Le mot “révolte“ ne rend pas entièrement compte du phénomène qu’on a vécu en décembre 2010. Le mot “révolution“ lui attribuerait une dimension idéologique qu’elle n’a pas et qu’elle n’aura probablement pas de sitôt. Il s’agissait d’une explosion de colère qui n’est ni doctrinale ni partisane. C’est une expression fulgurante d’une frustration longtemps refoulée et dont les raisons sont éthiques et sociales.
Manifestement, nous nous situons à un point de départ sur le chemin menant de la révolte vers la révolution. Le chemin qui reste à parcourir vers le bout de la route reste encore très long et parsemé d’obstacles qui risquent de stopper net cette mouvance avec comme conséquence la remise en selle de régimes semblables à ceux qui se sont effondrés, qu’ils soient -comme on les qualifie avec une fausse pudeur- “pré-démocratique” ou carrément théocratique islamique.
Pourtant, une chose est sûre: des slogans scandés à la gloire des tyrans du type “berrouh biddam nefdik ya” initiés avec l’avènement d’un certain Gamal Abdennaceur, ne devraient plus être entonnés, car les Tunisiens sont censés avoir retrouvé leur dignité et sont, en conséquence, censés aussi avoir rejoint les peuples qui imposent leur respect.
A ce jour, la liberté des Tunisiens n’est qu’une promesse. La jeunesse révoltée est loin des valeurs et des revendications islamistes. Leurs aspirations ne sont ni l’application de la charia islamique ni la mobilisation contre Israël et encore moins contre l’impérialisme occidental. Ce qui inquiète réellement, c’est que quand ces mouvements spontanés de la jeunesse tunisienne ont démontré qu’ils allaient aboutir à leur but, les islamistes les ont rejoints par opportunisme pour pouvoir participer à la victoire finale afin de récupérer tout le mouvement et l’instrumentaliser à leur propre dessein. Ils y ont réussi!
Pour l’heure, ces mouvements islamistes se sont imposés dans l’esprit du Tunisien comme étant l’unique structure alternative au pouvoir des dictatures dont la chute a révélé des montagnes de problèmes jusque-là dissimulés derrière une censure féroce.
Aux inévitables tabous que sont le Aib social (ça ne se fait pas), le mamnou’ institutionnel (interdit) et le haram religieux (illégitime), vient se joindre avec grande insistance une nouvelle notion celle de la Hogra (le mépris). Il n’est pas anodin que ce mot revienne aussi souvent dans la bouche de certains de nos élus du peuple à la Constituante ou quand il est répété sans fin par le propriétaire de la chaîne Al Mustakilla, dont on ne peut nier les origines rurales représentant des régions toujours laissées pour compte, et ce par tous les régimes qui ont gouverné notre pays.
Ne nous étonnons pas que la Aridha chaâbia ait fait une telle percée électorale alors que son instigateur pénètre tous les jours dans des milliers de foyers tunisiens et leur parle de cette Hogra que beaucoup ressentent à travers le hiatus qui sépare les élites qui ont dirigé le pays depuis son indépendance et le reste du peuple dépeint comme étant méprisé.
Rien ne sert de se voiler la face, il faut admettre qu’au sein de notre communauté les disparités culturelles sont flagrantes à tel point que la branche minoritaire bilingue et aisément francophone, tournée davantage vers l’Europe, soit fréquemment invectivée et à outrance. Elle est injustement accusée d’égarement théologico-culturel voire d’athéisme par l’autre branche majoritaire très à cheval sur sa culture traditionnelle faisant de l’arabité un slogan identitaire à forte consonance sentimentale. Or, Il y a deux façons de faire de la politique:
– une qui serait la bonne et qui consisterait à s’adresser à la raison des électeurs, à dire ce qui est et à leur faire partager des convictions ;
– l’autre, la «mauvaise», qui viserait leurs imaginaires, leurs émotions et leurs pulsions irrationnelles.
Il est, dès lors, évident que la première n’a aucune chance devant la seconde tant qu’elle est destinée à la branche minoritaire de la société.
Ainsi, une question hante mon esprit et m’interpelle à chaque déclaration d’un responsable politique, qu’il soit d’un bord ou d’un autre: quelle est la valeur du langage? Jamais tout au long de notre histoire nous n’avons connu une période où le langage fut à la fois aussi ambigu et peu fertile. Est-ce à dire que le politique tunisien maîtrise aussi bien la langue de bois? Que faut-il encore au Tunisien pour voir que tant de paroles et de phrases engageantes ont été proférées ces derniers temps et vite retirées sous le prétexte que, soit qu’elles ont été non comprises, soit mal interprétées. Le mot a pourtant un caractère sacré et valeur d’engagement, il engage la vie -celle de l’individu comme celle de la collectivité- et en dispose. La faute est alors du côté de celui qui la diffuse, car il ne sait pas s’exprimer. Si on a du mal à se faire comprendre, comment peut-on prétendre diriger?
Aussi voyons-nous des esprits pauvres, jusqu’à la nullité, parvenir à noyer tout ce qui les entoure dans un flot de paroles, sans que personne n’exige de caution. Il n’est donc pas étonnant de voir la confiance disparaître et la confusion régner. Il faut que nous rendions aux mots leur signification et leur force, leur place et leur caractère sacré. Alors, nous aurons trouvé les bons dirigeants!