En Tunisie, les bavures et les actes de banditisme auraient, semble-t-il, tué et blessé plus de Tunisiens après le 14 janvier qu’avant la chute du dictateur. Entre 70 et 100 décès et 700 blessés avant le 14 dont le nombre s’est élevé à 323 décès dont 89 prisonniers et près de 2.000 blessés dans les deux mois qui ont suivi le départ de l’ancien président, d’après des sources dignes de foi. Beaucoup auraient été tués dans une atmosphère de terreur sciemment orchestrée au plus haut sommet de l’Etat.
Les premières victimes sont tombées à Sidi Bouzid, Regueb, Thala et Kasserine, et celles-ci étaient du fait des forces de maintien de l’ordre. «C’était la panique, les agents de l’ordre étaient épuisés, mal nourris, entassés dans des camions de police en position d’alerte, nuit et jour; ils avaient les nerfs à fleur de peau et réagissaient au quart de tour. La foule en colère les effrayaient à tel point qu’ils ont fini par tirer à balles réelles pour se protéger alors qu’eux-mêmes étaient terrorisés», déclare un officier des forces de l’Ordre.
«Rien ne justifie de tuer des civils», rétorque, d’un autre côté, Taoufik Bouderbala, président de la Commission d’enquête et d’investigation.
Qui a fait quoi?
Les snipers? Ils n’ont jamais existé, assure Colonel Samir Tarhouni, chef des Brigades antiterroristes (BAT). «Tous ceux vus sur les toits font partie de la BAT et ont été mis sciemment pour surveiller les rues au centre-ville après que nous ayons reçu des informations sur des armes dérobées dans plusieurs postes de police à Tunis et dans d’autres gouvernorats. Le rôle de ces officiers était de réagir à toute menace et protéger la foule des tireurs anarchiques».
La Brigade antiterroriste, à sa tête le colonel Samir Tarhouni, avait en fait pris de cours tout le monde en prenant sur elle d’arrêter la famille Trabelsi à l’aéroport Tunis-Carthage. Les Tunisiens qui avaient subi une telle oppression sous Ben Ali à tel point que personne n’osait bouger le petit doigt de peur des représailles, ne sont pas à ce jour convaincus du rôle joué par colonel Tarhouni dans le possible retournement d’une situation dédiée au début à un coup d’Etat institutionnel (voir article plus loin). En fait, un concours de circonstances a fait que le renversement du régime s’est fait de manière presque improvisée et ses actes principaux ont été joués entre l’aéroport Tunis-Carthage et le Palais présidentiel. Ses protagonistes sont le colonel Tarhouni et le colonel Sami Sikh Salem.
«Le fait que mes officiers chargés d’assurer la protection du ministère de l’Intérieur m’avaient prévenu qu’ils avaient reçu l’ordre de se préparer à tirer sur les foules (ordre de la part du directeur général des troupes d’intervention rapide, balles au canon…) m’a rendu complètement furieux. Nous allions continuer à assassiner nos propres concitoyens alors que nous avons été formés pour les protéger? Je leur ai ordonné de n’user que des bombes lacrymogènes en cas de grande nécessité et de ne tirer sur aucun compatriote. Nous sommes tous des Tunisiens, jaloux de la sérénité de notre pays et sensibles à ses malheurs. Il ne faut surtout pas imaginer que nous faisons bande à part», a expliqué le colonel Tarhouni.
Alors que tout le monde était en état d’alerte, attendant la suite des évènements, Samir Tarhouni, qui avait entendu dire que le niveau de protection de l’aéroport Tunis-Carthage était affaibli, appela alors l’un des officiers sur place qui l’informe que les Trabelsi sont sur le point de quitter le pays en direction de Lyon en France. Ce dernier, monté à bloc par rapport à ce qui se passait dans le pays, a pris la décision de se déplacer illico presto à l’aéroport: «Je n’ai reçu aucun ordre de qui que ce soit et je savais que je risquais ma vie mais j’étais décidé à faire le nécessaire pour mon pays, nous ne pouvions supporter plus longtemps cette situation et la mainmise des Trabelsi que je ne connais d’ailleurs ni d’Eve ni d’Adam, contrairement à ce qui s’est dit ensuite».
Pendant des décennies, Zine El Abidine Ben Ali s’est évertué à enlever aux Tunisiens toute dimension citoyenne et tout esprit d’initiative. Samir Tarhouni a décidé, dans la logique du ras-le-bol général engendré par la vague d’oppression et d’asservissement non seulement du peuple mais même des institutions de l’Etat y compris la police, de dire non. Why not?
Pourquoi croit-on aux héros, partout dans le monde et refusons-nous l’idée d’en avoir parmi nous? Pourquoi sommes-nous arrivés à cette situation de mésestime de nous-mêmes à tel point qu’un acte hautement patriotique est renié à celui qui l’a fait et qui mérite qu’on en soit au moins reconnaissant?
En se rendant à l’aéroport vers 14h30 en ce vendredi 14 janvier, le colonel Tarhouni accompagné de ses 11 officiers de la BAT, ne savait pas comment il allait procéder sur place, ce dont il était sûr toutefois était qu’il fallait qu’il arrête ceux par qui tous les malheurs sont arrivés et surtout qu’il fallait éviter tout affrontement qui pouvait être meurtrier avec ses homologues des autres brigades. «Même si connaissant les autres officiers, leur intégrité et leur amour pour le pays, j’étais un peu rassuré. Ma seule angoisse était d’échouer après avoir entraîné avec moi mes subalternes qui m’ont suivi à l’aveugle et ma famille».
Des ordres venus d’en haut…
Sur place à l’aéroport, il s’est déplacé dans le bus qui transportait les Trabelsi sans savoir que c’étaient eux. «Je pensais qu’ils partaient en Jet privé, hors ils partaient sur un vol régulier. J’avais auparavant prié ma femme qui travaillait dans la tour de contrôle de retarder le départ du vol, elle était inquiète et angoissée. “Tu as reçu des ordres?“, m’a-t-elle demandé. Pour la rassurer, je lui ai répondu “oui“. Mais ce qui m’avait le plus amusé dans ce déplacement à travers les pistes de l’aéroport, c’était le chauffeur du bus. Un premier terrorisé n’arrivait plus à conduire, notre vue en tenue de combat (ninja) l’avait complètement tétanisé; un autre d’un certain âge, tous sourires confondus, s’était montré volontaire et c’est lui qui nous a mené à bon port après qu’on m’a informé que les passagers à bord du bus étaient les Trabelsi».
Samir Tarhouni était persuadé que s’il arrêtait les Trabelsi, cela œuvrerait à calmer les esprits et stopper les actes de vandalisme et de violence qui sévissaient tout au long de la période allant de décembre au mois de janvier.
Dans l’intervalle, le général Ali Seriati, qui avait contacté l’aéroport, s’est vu répondre par le colonel Tarhouni au lieu du commissaire de l’aéroport, Zouheir El Bayati. Il a par conséquent prié l’un de ses seconds, Ilyes Zellag, de contacter Samir Tarhouni pour voir ce qu’il en était. C’est alors que ce dernier lui a dit textuellement: «Rejoins-moi tout de suite à l’aéroport si tu es un homme…». Et c’est apparemment ce qui aurait mis la puce à l’oreille du général Seriati qui a commencé à douter sérieusement qu’il y avait complot et en a informé le président.
En fait, s’il y a eu complot, ça n’était certainement pas l’arrestation des Trabelsi à l’aéroport, laquelle arrestation était totalement improvisée.
Informé de l’arrestation des Trabelsi par les membres de la BAT, le commissaire Zouheir El Bayati s’est adressé au colonel Tarhouni: “Qui vous a ordonnés de procéder à cette arrestation?“, “Des ordres d’en haut“, fut la réponse. Et sur l’insistance de ce dernier, la réponse ultime de Samir Tarhouni a été: «C’est Dieu qui m’a envoyé, je t’ai dit que les ordres sont venus “d’en haut“. Wallahi personne ne partira de cette famille».
Dans l’intervalle, ils ont entendu des hélicoptères de l’armée nationale atterrir à l’aéroport alors que le directeur général des forces d’intervention rapides arrivait, et de nouveau une discussion a eu lieu entre Samir Tarhouni et Jalel Boudriga:
– «De qui as-tu reçu l’ordre Samir?»
– «De personne, je suis venu seul et j’ai décidé seul, ces gens-là ont été la cause de la dévastation du pays, de Ben Guerdane à Bizerte, je ne les lâcherai pas»
– «Tu veux alors causer ma mort aussi»
– «Monsieur le directeur, ce que je veux avec mes hommes, c’est éviter au pays un bain de sang…»
– «Dans ce cas, obéis à mes ordres et lâche-les»
– «Vous êtes mon supérieur et je vous respecte. Aujourd’hui, je suis au service du drapeau tunisien et ils ne partiront pas».
Et effectivement, c’est à un colonel de l’armée que furent délivrés les 28 membres de la famille Trabelsi qui les a pris à bord d’un bus à la base de l’Aouina.
Pour Tarhouni, lequel avait entendu le discours de Mohamed Ghannouchi à la télévision annonçant sa prise de fonctions de président selon l’article 56, il était temps de reprendre son rôle d’officier après avoir montré au peuple tunisien que les forces de l’ordre pouvaient le soutenir et le protéger mais aussi le débarrasser de ses bourreaux.
Si Ben Ali était resté, il aurait fort bien pu, en les prenant pour otages, l’obliger à quitter le pouvoir. En tout cas, c’est ce qu’il comptait faire dans le cas où l’ancien président ne serait pas parti.
A suivre