Les journalistes sont-ils devenus des parias? Ces derniers jours, les agressions contre les journalistes se sont multipliées. On les accuse de tous les maux et on les accuse d’être responsables de la prolifération de la dictature. Durant les dernières manifestations, on empêchait les journalistes, essentiellement ceux appartenant aux médias publics, de faire leur travail. Les accusations des membres du gouvernement provisoire auraient sonné un son de cloche auprès de ses partisans.
La manifestation organisée pour contrer le mouvement de protestation des journalistes concernant les nouvelles nominations dans le secteur en dit quelque chose. «On est ici parce qu’on a élu un gouvernement légitime. Mais on est surpris que nos journalistes ne reconnaissent pas la volonté du peuple et le gouvernement choisi par le peuple. On en a marre de ces médias!», s’est indignée une manifestante.
«Médias de la honte», «médias contre le peuple», «médias contre la légitimité des urnes»… toute sorte d’accusations qui montrent un déficit de confiance ou un délit d’autoritarisme, puisque la moindre critique émanant des médias à l’encontre du gouvernement est tout de suite perçue comme un prétexte pour les attaquer.
Mais ceci n’occulte pas la responsabilité des médias dans ce contexte transitoire. Le déficit de confiance est bien là. Une année après le départ de Ben Ali, nos médias peinent encore à prendre le train de la transition démocratique en marche. «La dictature n’est pas un moment, c’est un système», lance Riadh Ferjani, docteur en sciences de l’information et de la communication et chercheur au CARISM (France), lors du colloque Médias et Internet (4M Tunis) sur le thème «Tunisie: Révolution, transition et mutation», tenue le 12 janvier 2012. Et ce système a été bien implémenté dans le secteur médiatique. Le chemin sera assez long pour le déraciner.
Un processus qui commence…
Au cours de la manifestation du 09 janvier 2012, organisée par le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), on a bien remarqué la présence de certains visages qui nous rappelaient l’ancienne dictature. «A La Kasbah, on a vu des jeunes journalistes qui voulaient vraiment le changement. Mais on a vu aussi les barons de l’ancienne propagande», avance Sihem Ben Sedrine, fondatrice de Radio Kalima et secrétaire générale de l’Observatoire pour la liberté de la presse, de l’édition et de la création (OLPEC).
«Il n’y a pas eu de révolution dans les médias, ajoute-t-elle, «et entre l’opportunité de changer et le changement lui-même, il y a un temps nécessaire. Le processus ne fait que commencer». Un processus qui demanderait assez de souffle et de volonté pour s’offrir le privilège de la légitimité face à un peuple avide de liberté. Le système est encore là mais il a implosé sans toutefois disparaître. «Il a continué à s’activer par le biais d’unités internes mais qui produisent le même produit. Le ministère de l’Information a été éliminé mais il existe toujours, en cachette, formé du noyau dur de ATCE», explique Mme Ben Sedrine.
D’ailleurs, Reporters Sans Frontières a fait part de son inquiétude pour la restriction de la liberté de presse en Tunisie dans un récent communiqué où elle cite: «si l’Agence tunisienne de communication extérieure (la fameuse ATCE) a officiellement gelé ses activités, elle reste néanmoins une structure destinée à interdire la distribution de certains journaux dans le pays… comme du temps de Zine el-Abidine Ben Ali. Ainsi, récemment deux hebdomadaires français (L’Express et Le Nouvel Observateur) n’ont pu être distribués en Tunisie du fait de la reproduction de représentations du Prophète dans ces deux publications. Les autorités doivent apporter des éclaircissements relatifs à la mise en place, ou non, d’un mécanisme de censure préalable. Pratique qui constituerait un retour à des pratiques tristement célèbres».
Une inquiétude qui ne devrait pas passer inaperçue par les autorités transitoires qui ont la responsabilité de protéger les libertés fondamentales. Et M. Ferjani d’ajouter que l’Office national de télédiffusion a joué un rôle politique plutôt qu’un rôle technique. «Je vous donne deux exemples: l’ONT a baissé les fréquences de la radio nationale pour les attribuer à Zeitouna FM. De même, Shems FM a été autorisée à diffuser à Tunis et Sfax seulement, mais elle est entendue dans pratiquement toutes les régions».
Remise en cause…
Le manque de confiance en l’appareil médiatique se manifeste aussi par le rôle ascendant que joue ce qu’on appelle les médias alternatifs (réseaux sociaux, blogs, etc.). Bien qu’il y ait eu regain de confiance après le 14 janvier 2012, formulé par une hausse de l’audience de la chaîne publique El Wataniya, le public est encore réticent aux informations diffusées.
Dans un rapport de l’UNESCO d’évaluation du développement des médias en Tunisie*, son rédacteur, Sahbi Ben Nablia, consultant en développement et communication, affirme que «des décennies d’instrumentalisation des médias par le pouvoir tunisien ont fait que le public a perdu confiance en les médias et même après la révolution, leur rôle continue à être confondu avec celui du gouvernement (…). L’information diffusée par les médias traditionnels est souvent remise en cause et vérifiée par le public au moyen des canaux alternatifs comme les réseaux sociaux qui sont plus souvent consultés que les médias traditionnels».
Et ceci a une bonne raison. Dans cette période de l’année précédente, les réseaux sociaux –notamment Facebook– étaient la première source d’information, alors que la majorité des médias persistait à relater les informations gouvernementales, en déphasage total avec ce qui se passait réellement dans le pays.
Après le 14 janvier 2012, cette longueur d’avance prise par les médias alternatifs sur les médias classiques a persisté. Les médias alternatifs sont même devenus une source d’information pour les médias classiques. Différents acteurs politiques s’expriment désormais plus souvent sur la Toile.
Dernièrement, Ali Laârayedh, ministre de l’Intérieur du gouvernement provisoire, a préféré accorder une interview à Tawassol TV, une chaîne qui diffuse sur Internet, que sur la chaîne nationale. Selon l’administrateur de sa page Facebook, cette chaîne vise à «combler le vide» et à contrer le «blackout médiatique et la désinformation». Se proclament indépendante, cette chaîne réclame, néanmoins, son appartenance au gouvernement élu, selon son administrateur. Ce que Thameur Mekki, journaliste à Tekiano, estime falsificateur. «Contrairement à ce que les protagonistes de Tawasol TV prétendent, il ne s’agit pas d’une page luttant contre la désinformation en pratiquant du journalisme citoyen. Pas du tout. C’est plutôt une plateforme de communication au service du gouvernement», précise-t-il.
Médias alternatifs…
Décidément, ce n’est plus le journaliste qui détient à lui seul l’information, comme le montre Pierre Haski, ancien éditorialiste à Libération et co-fondateur de Rue 89. Les médias alternatifs, bien qu’ils diffusent aussi bien l’information que l’intox, sont devenus incontournables, puisqu’ils rétrécissent la distance entre les différents acteurs de la vie publique. Mais cette réalité ne doit pas occulter le rôle très important et une responsabilité en plus pour les médias traditionnels, qui doivent montrer plus de professionnalisme et de déontologie dans l’exercice de leur métier. Une pratique qui n’était pas possible sous l’ancien régime. Comme l’a bien dit M. Ferjani, «dans le journalisme de dictature, on célèbre la défaite du journalisme déontologique et professionnel».
Certains ont essayé d’apporter une réponse à mi-chemin, en tentant de réduire le fossé entre les médias traditionnels et les médias alternatifs, à l’exemple de Rue 89 et nawaat. «Les deux ont tort. Les journalistes doivent savoir que la technologie a démocratisé la prise de parole, que le journalisme traditionnel est discrédité et qu’il vit une longue érosion. Les médias alternatifs doivent garantir une information de qualité. En combinant les deux, on aura un journalisme de qualité», indique M. Haski. Rue 89 s’est joint au groupe Le Nouvel Observateur, qui y a vu une nouvelle forme de média, tout en respectant son identité, selon son co-fondateur.
Nawaat, qui a connu un boom de lectorat, après la révolution. «Ce sont les médias citoyens qui accaparent l’information, actuellement. C’est l’opinion publique qui détient l’outil de diffusion», signale Malek Khadhraoui, ajoutant que les médias citoyens vivent leur première crise, celle de tomber dans les médias classiques.
Régulation et autorégulation…
La question qui se pose actuellement est comment faire sortir les médias classiques de leur léthargie, due à une absence de légitimité de représentation, affirme Mme Ben Sedrine, mais essentiellement à l’absence d’une régulation du secteur. L’Instance nationale de réforme de l’information et de la communication (INRIC) a été créée au lendemain du 14 janvier 2011, sous la tutelle du Premier ministère, pour être une instance consultative. «Mais on ne sait pas trop maintenant quel est son rôle exact», demande Mme Ben Sedrine. Elle ajoute que le Code de la presse, qui se voulait libérateur, se trouve dans l’incapacité de réguler parce qu’il a été fait dans la précipitation. «Il constitue un modèle d’absurdité juridique encourageant le mercenariat légal», lance-t-elle.
Ce qui est sûr, c’est que tout un chantier doit être entamé dans le secteur médiatique. Réguler le secteur devrait amener à plus de crédibilité pour les médias mais aussi pour les autorités en place. Il s’agit aussi de développer l’autorégulation au sein de ces médias, condition nécessaire pour garantir les règles déontologiques dans le métier. Ce qui n’était pas le cas sous l’ancien régime. «La notion de l’autorégulation a toujours été mélangée avec la notion de l’autocensure au sein des professionnels des médias et ne fait pas encore partie des réflexes professionnels des journalistes», explique M. Ben Nablia. Dans cette période de transition qu’on espère «démocratique», les autorités transitoires doivent être conscientes que sa réussite dépend aussi de la maturité des médias et surtout de la garantie de leur indépendance.