Sadok Chourou, un des leaders du parti Ennahdha et représentant du peuple à la Constituante, appelle à tuer, crucifier, ou couper la jambe ou la main des sit-inneurs ou des grévistes qui empêchent la stabilité du pays et la reprise économique. C’était lundi 23 à la Constituante. Cela nous rappelle une autre époque lorsque sous le règne de Louis XIV, on prévoyait dans la France féodale de couper une main, une jambe, de sectionner le tendon d’Achille, ou de donner la mort.
Et les hautes valeurs du dialogue, Monsieur Chourou! Les valeurs prônées par l’islam qui encouragent au débat et à la discussion et à la négociation («Wa jadilhom billati hia ahssen»), les auriez-vous classées dans le compartiment de la campagne électorale? Une campagne qui s’est adossée sur l’importance du respect des valeurs de justice, d’intégrité et de droit à la différence? Combien de fois avons-nous entendu autour de nous, des amis ou des parents dire «Nous comptons élire le parti Ennahdha parce que ce sont des personnes “yaarfou Rabbi“», ce qui implique qu’ils ne peuvent pas être des corrompus, ne se soumettront qu’à la justice de Dieu, celle parfaite, et compatir aux malheurs et aux peines du peuple.
Couper la jambe de l’un de ses enfants, vous pensez que c’est ce qu’attend de vous le peuple? Osez donc le faire et vous verrez déferler dans les rues des individus venus de toutes parts exiger réparation. Oubliez-vous, Monsieur, que la violence appelle la violence et que celui qui gouverne par l’épée périra par l’épée?
Loin de la théorie du complot que l’on semble défendre si ardemment, il faudrait peut-être étudier les raisons à l’origine de tous ces sit-in, manifestations et grèves anarchiques que tout citoyen jaloux de la bonne santé de son pays ne peut que désapprouver.
Posez-vous donc la question, pourquoi le gouvernement de la majorité, légitime, n’applique pas la loi? Pourquoi les hors-la-loi ne sont pas sanctionnés! N’est-ce pas au gouvernement de veiller au respect de la loi? Lui qui détient la contrainte armée et policière?
Avoir la vision, c’est le secret
La première chose qu’avait faite Bourguiba à la veille de l’indépendance était de s’attaquer de front aux volets social, politique, culturel et éducatif. Il avait la vision et avait mis tout en œuvre pour édifier une Tunisie moderne. Il y a mis les moyens en dotant le pays d’institutions fortes, en mettant en place des programmes consistants dans les secteurs de l’éducation et de la santé et surtout en rassurant son peuple sur son avenir. C’était il y a plus de 60 ans. Et indépendamment du fait qu’il ait réussi ou pas, nous pouvons relever qu’il avait pu gouverner parce qu’il a su gagner la confiance de ses concitoyens et qu’il se présentait devant ses concitoyens avec des programmes, des objectifs et des moyens pour les atteindre. A cette époque, tout était à construire…
Dans la Tunisie d’aujourd’hui, beaucoup reste à reconstruire et, entre autres, la confiance du peuple. La majorité gagnante a-t-elle pu rassurer? Présenter une vision? Un programme? Des actes concrets? Offrir des signaux positifs? Des promesses réalisables? Rien de cela. A ce jour, nous baignons dans les généralités et pire que tout, à ce jour le gouvernement souffre d’une faiblesse et pas des moindres, celle de l’interférence entre le parti et le pouvoir en place, ce qui a pour conséquence une confusion de genres qui bouleverse toutes les donnes.
Le parti Ennahdha est peut-être homogène et cohérent mais sa présence officielle ou officieuse dans les sphères du pouvoir exécutif ne rassure pas du tout un peuple qui souffre de pareille relation depuis son indépendance. Les sorties publiques également de hauts responsables du parti et du gouvernement qui se chevauchent et parfois se contredisent ne sont pas sans semer le trouble dans les esprits et clarifier positions et décisions.
A titre d’exemple, le discours de Rached Ghannouchi aux jeunes de Tala dans lequel il leur promettait que l’année 2012 sera celle du mariage alors que dans ce patelin, les familles sont nombreuses et démunies. La réaction fut: «Monsieur, nous voulons travailler, nous ne voulons pas nous marier»…
Un peu plus tard, c’est Abdelkrim Harouni, du parti Ennahdha, qui promet aux jeunes de Menzel Bouzaiene, qu’ils auront de l’emploi au plus tard le 20 janvier. Qu’est-ce qui l’autorise à faire pareilles promesses? Serait-il le ministre de l’Emploi bis?
Dans cette cohue, M. Jebali se devrait donc d’éclaircir avec les dirigeants d’Ennahdha un point important: où commence le rôle du gouvernement et où finit le leur.
Un gouvernement dont la mission, reconnaissons-le, n’est pas des plus faciles à cause, certes de l’inexpérience mais également d’un climat de suspicion établi de part et d’autres et d’une atmosphère sociale plus que tendue.
La suspicion, un mal de plus…
La Tunisie a eu, il est vrai, 2 présidents et nombre de ministres et de hauts fonctionnaires, jamais un gouvernement à majorité islamiste.
Les hauts fonctionnaires et cadres qui servaient plus leurs institutions que les personnes s’attendent à ce qu’on leur fasse confiance, à ce qu’on les conforte dans leurs postes et à ce qu’on récompense les méritants ou, au moins, on les tranquillise. Ils doutent peut-être de l’attitude des nouveaux dirigeants vis-à-vis d’eux… Normal, lorsqu’ils entendent parler des 2.000 cadres que le parti Ennahdha se prépare à injecter dans les différents départements ministériels! Une information peut-être fausse mais qui suffit à charger un climat, imprégné de défiance, d’électricité.
Les nouveaux arrivés sont également, malgré toute leur bonne volonté, marqués par le passé, méfiants, n’accordant leur confiance qu’aux plus proches, n’arrivant pas à faire la séparation entre l’administration avec un grand A et ceux qui la dirigeaient. «J’estime qu’il est temps de mettre fin à cette espèce de paranoïa qui empêche tout le monde de travailler dans la sérénité. Il n’est pas normal de ne pas profiter de l’expérience et du savoir-faire des cadres existants dans nos différents départements ministériels, on oublie trop souvent que plus que les personnes, ils étaient au service de leur pays, nous avons l’impression que ce gouvernement opère dans une logique plus familiale qu’autre chose…», déclare un haut fonctionnaire au Premier ministère.
Le gouvernement actuel est en crise parce que toutes ses actions ont été basées sur l’importance des valeurs morales, que son programme socioéconomique, qui n’est d’ailleurs pas magique, ne propose pas des solutions urgentes aux maux du peuple tunisien. Le gouvernement n’arrive pas à rassurer parce que lui-même est dans la confusion la plus totale quant à ses propres urgences. Il donne parfois l’impression d’être hésitant, incapable de prendre les bonnes décisions, sans courage politique et c’est ce qui fait qu’il n’arrive pas à maîtriser la foule ou la rue.
Le peuple a besoin d’un gouvernement fort et ferme mais pas dictatorial et c’est là une équation délicate que ce gouvernement doit réaliser s’il veut réussir. On parle souvent de lui accorder le temps nécessaire pour répondre aux attentes du peuple. Mais le temps passe à une vitesse ahurissante, d’où l’importance de décisions rapides et d’une réactivité hors du commun. Il s’agit juste d’une année, de tout au plus 18 mois, n’est-ce pas?
A monsieur Chourou, qui considère que les organisateurs des grèves et des sit-in sont des ennemis du peuple et du gouvernement, et qui se base sur un verset du Coran pour légitimer tout acte de violence, juste un petit rappel historique. C’est l’histoire de Zubair, oncle et chef de la Tribu du Prophète, lequel, en commun accord avec certains autres chefs de la ville, convoqua une réunion de volontaires pour établir un ordre de chevalerie (appelé hilf alfudoul) en vue d’aider tout opprimé dans La Mecque, qu’il soit citoyen ou étranger à la ville, le prophète Mohammed, alors tout jeune homme, y avait adhéré avec enthousiasme. Il disait souvent plus tard: “j’y ai participé, et je ne suis pas prêt de renoncer à cet honneur, même pour tout un troupeau de chameaux; au contraire, Si quelqu’un faisait appel à moi, même aujourd’hui encore au nom de cet ordre, je courrais à son aide».
Monsieur Chourou, les sit-inneurs, même s’ils ont choisi les mauvais canaux d’exprimer leurs revendications, restent des opprimés pour différentes raisons, et ce n’est certainement pas en leur coupant un membre que nous résoudrions le problème de la pauvreté ou du chômage.