Cavalier seul? Fort possible. Kamel Morjane, considéré longtemps du temps de Ben Ali comme la personnalité politique la plus apte à succéder aux rênes de l’Etat tunisien, et tenu pour favori pour son expérience et son relationnel à l’international, préfèrerait, d’après certains, mener sa prochaine conquête des urnes en tant qu’al Moubadara, ce que nie énergiquement le leader du parti: «Si nous devions nous unir avec d’autres partis sur un référentiel et des repères communs, j’approuverais; et je pense que c’est une question de temps pour y arriver. L’idée de Béji Caïd Essebsi de jouer le rôle de fédérateur ne peut que nous séduire, et personnellement je soutiendrai toute initiative venant de sa part».
Comment Kamel Morjane voit la Tunisie aujourd’hui? Le point dans l’entretien ci-après.
WMC : M. Morjane, comment appréciez-vous la situation sociopolitique du pays aujourd’hui ?
Kamel Morjane: Tout d’abord une observation: à ce jour, on traite avec certaines personnes comme si elles étaient toujours au pouvoir et avec d’autres comme si elles étaient toujours dans l’opposition. Nous n’arrivons pas à nous adapter au nouveau contexte du pays. Il est vrai que cela exige une gymnastique mentale qui n’est pas des plus faciles. Nous ne sommes pas habitués au changement et c’est un handicap de taille. Il y en a qui sont nés et morts dans le pouvoir et d’autres qui sont nés et morts dans l’opposition. J’estime que chaque parti politique a un référentiel, des orientations et une identité. Une identité constituée de différentes composantes comme le sont celles de notre pays.
Lorsque nous parlons de la Tunisie, nous nous référons toujours au premier article de la Constitution de l’indépendance: «La Tunisie est un pays dont la langue est l’arabe et la religion l’islam».
Pareil pour les partis. Pour y réussir, il faut qu’il y ait un ensemble de critères harmonieux et homogènes. Si vous examiniez notre parti, vous verriez qu’il est assez hétéroclite. Parmi ses membres, vous trouvez d’anciens destouriens, mais également d’ex-indépendants et neutres, et d’autres qui étaient membres d’autres partis. C’est une sorte de mayonnaise qui doit prendre.
Si nous réussissons le lancement, nous pouvons considérer que la machine peut fonctionner. Al Moubadara est né, il y a près de 9 mois, c’est peu dans la vie d’un parti. Les résultats des élections étaient, il est vrai, au-dessous de nos attentes mais si nous nous comparons à d’autres partis, je dois reconnaître que nous avons quand même assuré.
Comment voyez-vous l’année 2012 en Tunisie?
J’espère qu’elle sera l’année des nouveaux équilibres entre les classes sociales et les régions, celle de la pondération, du progrès, de l’ouverture, du pardon et de la tolérance. Mais surtout, j’espère que l’année prochaine sera celle de la reprise économique.
Ce que vous dites est trop général. Selon vous, qui êtes un politicien de longue date, comment pourrons-nous gérer l’année 2012 sans qu’il y ait de la casse?
J’espère que la Troïka, aujourd’hui au pouvoir, travaillera sur la mise en place d’un consensus national qui ne concerne pas tous les détails, bien sûr, cela sera difficile, mais qui touchera aux raisons principales à l’origine de la révolution. Un parti qui dispose aujourd’hui de toutes les prérogatives doit être capable de prendre les décisions appropriées dans l’intérêt du pays. Il doit avoir un programme clair et précis relatif non seulement à l’année d’exercice mais pour au moins les 5 années à venir et associer les autres partis ainsi que la société civile pour établir une feuille de route qui réponde aux vœux des populations qui se sont révoltées.
A ce jour, il n’y a rien eu de concret et c’est ce qui paraît inquiétant…
Faire appel à l’expertise et aux idées d’autrui même s’ils ont des orientations politiques différentes, c’est important pour mettre en place un plan d’action national et s’attaquer aux maux du pays, sans jouer aux démagogues. La concertation est capitale au point où nous en sommes. Parler de vision est trop dire, nous sommes en train d’édifier une nouvelle démocratie à laquelle nous ne sommes pas habitués et nous ne sommes pas préparés.
Le gouvernement doit aujourd’hui déterminer quelles sont ses urgences, le chômage, les équilibres régionaux, le développement, la sécurité et pour cela, il doit s’entourer de toutes les compétences et les expertises venues de différents horizons. Le but est de mettre en place une stratégie générale et s’attaquer ensemble à tous ces problèmes.
Nous ne pouvons plus nous permettre de parler pour dire n’importe quoi. L’économie est une science exacte, il s’agit de chiffres et de réalisations. Quand j’entends parler d’un taux de croissance à 2 chiffres, je me dis que nous rêvons. Bien sûr, c’est l’une de nos ambitions mais pas pour l’année prochaine ou même dans trois ans.
Comment voyez-vous la croissance économique pour le proche avenir?
Si nous récupérions 3 ou 4% de croissance en 2013, nous devrions nous estimer heureux. Il faut être réaliste. La priorité est de rendre confiance au peuple, aux opérateurs privés et aux investisseurs nationaux et internationaux.
Le tourisme, à lui seul, a besoin de tout un plan de communication percutant et audacieux pour regagner la confiance des marchés internationaux.
Ne remarquez vous pas un redéploiement géostratégique de la politique économique du gouvernement en place en direction des pays arabes du Golfe? Estimez-vous que cela puisse marcher?
Qu’il y ait repositionnement de la Tunisie en matière de choix économiques, ce n’est pas en soi dérangeant. Il faut que le pays puisse mettre en place de nouveaux équilibres. Mais pour cela, il faut avoir une stratégie claire, un plan d’attaque concret et réalisable pour que nous ne nous trouvions pas en définitive à lutter comme Don Quichotte contre les moulins à vents et perdons nos alliances sûres et traditionnelles dans une démarche de rêveurs idéalistes et irraisonnés.
Nous savons tous que nos relations commerciales les plus importantes sont avec l’Europe ce qui est normal et elles le resteront, mais ce qui constitue un point faible de l’économie nationale, c’est que 75 ou 80% de nos échanges se font avec un seul partenaire. Il faut chercher à diversifier nos relations commerciales et nos échanges avec d’autres partenaires dans le monde arabe, en Afrique, aux Amériques et en Asie. Il faut prendre ses responsabilités et oser changer et défaire des choses qui paraissent parfois inattaquables ou irréalistes.
Ce que je veux dire par cela, c’est qu’il est grand temps de tisser des relations économiques avec des pays comme l’Inde, le Japon, les pays de l’ASEAN, la Russie, la Chine, l’Amérique latine et bien entendu les pays arabes du Golfe surtout pour les investissements et l’emploi.
L’économie tunisienne s’oriente de plus en plus vers des secteurs à haute valeur ajoutée, les pays du Golfe pourront-ils nous apporter un savoir-faire qu’ils n’ont même pas ou se contenteront-ils d’investir dans les services et l’immobilier ce qu’ils ont toujours fait d’après vous?
Il n’y a pas de contradiction. Chacun peut apporter ce qu’il a. Ils pourront investir dans différents secteurs, l’agriculture, l’industrie et les services. Le partenariat avec la Tunisie peut ne pas être bilatéral mais trilatéral en associant d’autres pays qui possèdent la technologie. Les moyens existent et ce n’est pas ce qui me dérange. Ce qui m’inquiète c’est plutôt comment réaliser un équilibre au niveau de nos relations économiques avec les différents groupements à l’international y compris ceux auxquels nous appartenons nous-mêmes, le Maghreb et les pays arabes.
Il ne faut pas agir sous pression mais construire sur des bases solides et d’égal à égal. Les partis gouvernants doivent comprendre que des réponses rapides doivent être apportées aux différents besoins et exigences des jeunes et des populations.
Comment inciter, d’après vous, les investisseurs locaux à participer efficacement à la redynamisation de l’économie?
J’estime que la volonté politique est importante pour résoudre le problème de l’inertie dans les investissements nationaux, mais pas seulement, il faut que la société civile, les partis d’opposition soient associés pour s’attaquer ensemble aux problèmes de fond touchant la communauté d’affaires dans notre pays, quelle soit domestique ou étrangère. D’ores et déjà, nous espérons pouvoir convaincre les investisseurs en place de rester. Pour ce faire, il va falloir les rassurer matériellement et moralement. Il faudrait pour commencer qu’ils croient en l’existence d’un Etat et d’institutions fortes en Tunisie qui puissent les protéger, leur rendre justice si besoin est et surtout être sûrs qu’il n’y ait plus dans le milieu d’affaires d’interventionnisme, de pots-de-vin ou de passe-droits. C’est la nouvelle image que nous devons véhiculer de la Tunisie actuelle.
Cette image confortera les investisseurs et la communauté internationale de la réussite de la révolution en Tunisie, d’autant plus qu’elle s’est faite en douceur malgré les pertes humaines et matérielles que nous déplorons et regrettons tous. Et c’est tout à fait attendu vu le degré de civisme du peuple tunisien, la retenue dont il a toujours fait preuve et sa dimension pacifiste.
Le rôle de la justice est nécessaire et indispensable pour assurer la transition démocratique. Notre justice ne doit pas se baser sur des dossiers vides de toute consistance ou se soumettre à la justice de la rue. La Justice transitionnelle est importante parce qu’elle n’interdit pas le questionnement et le jugement de ceux qui ont commis des fautes graves, mais elle garantit la justice pour tous dans le respect de la loi et des droits humains.
Vous qui avez vécu une grande partie de votre vie à l’étranger, quelles sont selon vous les conditions d’une bonne gouvernance à tous les niveaux?
Une bonne gouvernance passe impérativement par des institutions fortes qui veillent au respect de la loi et des bonnes pratiques dans tous les secteurs et au niveau de nos relations internationales.
La corruption doit être bannie de la vie économique et sociale, la justice doit être véritablement indépendante et occuper sa véritable place en tant qu’institution garante des droits de tout et un chacun, sans interventionnisme et sans influence de quiconque. C’est très important pour nos partenaires étrangers parce que cela est sensé les protéger également. Bien entendu, la liberté de la presse doit être garantie dans le respect de la déontologie et des droits des personnes.
Pensez-vous que le pays a aujourd’hui besoin d’hommes politiques assez courageux pour convaincre la rue et la maîtriser?
Il est clair qu’un homme politique, qui n’a pas le courage ou la solidité nécessaires, ne peut être un leader ou un chef. Un bon leader doit être sensible au pouls de la rue, à ce qui s’y dit et ce qui s’y fait mais dans le même temps, il ne doit pas suivre aveuglément les orientations de la rue, car sa responsabilité est plus grande. Elle est celle de l’orienter dans la bonne direction, pour faire prévaloir les intérêts de la nation. C’est un équilibre qui n’est pas facile, un homme d’Etat doit avoir du charisme, de la présence et de la vision. On ne peut traiter les problèmes de la nation au jour le jour. Il faut aussi qu’il respecte l’intelligence du peuple et qu’il lui explique le fond des choses et le convaincre des meilleures issues. La décision ultime doit être prise par le leader, et il doit l’assumer entièrement. C’est cela un homme d’Etat!