Le mandat constitutionnel vire au mandat législatif. Le parcours de la transition démocratique se trouve dévié. Il pourrait y avoir détournement! BCE lance un appel de mise en demeure.
Béji Caïd Essebsi lance un appel public à l’adresse de l’Assemblée nationale constituante (ANC), en prenant le peuple à témoin. C’est une initiative de contact direct avec les «masses» dans la pure tradition des dirigeants du «Destour». Il a conduit la première manche avec une discipline démocratique scrupuleuse. Cela lui donne un droit de regard, après tout.
S’ouvrant aux citoyens de ses craintes, il vient rappeler, en héritier spirituel du «Père» de la nation, en Sage, qu’il y a erreur sur la donne.
L’ANC ne s’est pas encore attelée au travail. A ce jour, elle n’a pas attaqué la rédaction de la Constitution. Les manifestations de violence des formations ultra, électrisent l’ambiance dans le pays. Les ténors d’Ennahdha dominant leurs alliés de la Troïka, suggèrent des réformes avec des relents de théocratie.
L’«hémicycle» campe sur une configuration avec des clivages politiques traditionnels, impropres à l’émergence d’un large consensus pour l’élaboration de la Constitution, tel que le souhaite le bon peuple. La liberté de la presse est brocardée. On en est au marquage individuel des journalistes. L’expression artistique est fustigée. Les syndicats de certains corps de police en sont à réclamer une protection dans l’exercice de leur fonction. Chaque manifestation est assortie d’une contre-manif’.
En bref, les libertés sont menacées et on sent une volonté diffuse de retoucher la nature civile du régime au lieu de s’employer à ancrer l’état de droit. Tout ceci concourt à créer un climat de suspicion quant à la trajectoire du processus de transition, et on a peur qu’on le fasse dérailler.
Par son appel, BCE se met en posture d’arbitre du jeu pour prévenir une crise politique, aux conséquences incalculables. Loin de tout calcul personnel et intéressé, se pose-t-il en recours?
La nécessité d’un contrat de confiance
Les termes de l’appel de Béji Caïd Essebsi sont très simples. L’ANC doit rédiger une feuille de route et s’y tenir. C’est sécurisant pour le bon peuple. Et c’est une preuve de bonne foi de la part des élus. On réunit ainsi les termes du contrat de confiance. Et là on peut gouverner sans inquiéter personne. Oui, ce n’est pas du formalisme que d’exiger que la durée du bail soit précisée. Une date butoir pour le scrutin de la «délivrance», celui qui permettra d’élire une véritable Assemblée législative démocratique doit être fixée.
BCE, lors de son passage chez Nessma TV dimanche soir (29 janvier 2012), a avancé la date du 21 octobre prochain. C’est à retenir, sachant qu’on peut toujours la modifier, en cas de besoin, dans l’hypothèse de la survenue d’une force majeure. Mais au moins que les citoyens se sentent apaisés en étant rassurés sur le fait qu’ils vont revoter à une date précise.
Et dans la tradition de la révolution tunisienne, il convient, suggère-t-il, de remettre au travail l’ISIE. C’est un précédent qu’on veut perpétuer. Une instance indépendante pour superviser le processus électoral, c’est un mode de gouvernance que nous sommes déterminés à ne pas abandonner. Il n’y a pas à transiger sur la question. C’est devenu la devise de notre révolution. Le temps presse. Il y a du travail à terminer.
Nous avons l’obligation devant l’histoire de faire figurer le corps électoral dans son intégralité sur les listings. Nous sommes 8.300.000 tunisiens en âge de voter, Seulement 4.500.000 sont allés s’inscrire de manière volontaire. Et, au bout du compte, il n’y a eu que 4.300.000 bulletins dans les urnes. Cela fait un taux de participation de 52%. Dérisoire! Kafkaïen! Avoir attendu plus de cinquante ans pour en arriver là. C’est une forme de manquement, car on perpétue, de manière involontaire, une forme d’exclusion.
A présent que le vote a un sens, il faut que tous les Tunisiens puissent exercer ce devoir et jouir, enfin, de cet acquis. Les élections du 23 octobre, pour transparentes et neutres qu’elles aient été, n’ont pas permis une expression populaire globale. L’on n’a pas le droit de s’en priver.
On a joué d’amateurisme électoral. Il fallait mobiliser pour un projet de société, on s’est échiné à se battre pour des idées. Cela n’a pas soulevé l’enthousiasme du bon peuple. Le corps électoral a été déboussolé. Le résultat des courses est que 1.240.000 voix environ se soient évaporées car n’ayant abouti à l’octroi d’aucun siège. Donc, 29% des suffrages en vain et 48% des électeurs à être passifs, face à un choix qui engage leur destin!
Personne ne songe à contester la victoire d’Ennahdha. Mais le déficit de représentativité au sein de l’ANC est flagrant. Le peuple est sous-représenté, cela ne fait aucun doute. Et c’est cette situation qui alimente l’inquiétude de BCE. Lui-même avait pris part à la première Constituante de 1956 et il ne voudrait pas que le même scénario de l’Etat-Parti se reproduise. Et c’est le sens de son message en substance. C’est le non-dit de son texte.
L’appel doit être suivi d’effets
L’ambiance qui prévaut à l’heure actuelle au sein de l’ANC est déroutante. Au lieu de s’affairer à esquisser une plateforme constitutionnelle, on se retrouve à s’étriper sur les rivalités partisanes et le programme de gouvernement.
La physionomie actuelle de l’ANC ne pousse pas dans la direction qui favoriserait un large consensus pour écrire un texte qui doit rassembler. Ennahdha, formation dominante au sein de la Troïka, exerce un contrôle minoritaire qui lui confère un statut prépondérant au sein de l’ANC. Elle peut, de ce fait, privilégier son choix de modèle d’Etat. Or, elle penche pour l’introduction d’une dose de théocratie dans l’esprit des lois et des institutions. Elle ne s’en est jamais cachée et c’est sa marque de fabrique. On court le risque, après tant de sacrifices, d’être frustrés d’un Etat de droit avec des institutions démocratiques régies par le droit positif sans référence au sacré. Et tout cela par la faute de nos élites qui se sont trompées de guerre.
Lors du scrutin du 23 octobre dernier, les Etats Majors de partis, au lieu de faire focus sur le modèle d’Etat, ont préféré jouer la coloration politique. La Troïka se trouve face à une mosaïque de partis qui ne peut peser sur le débat et par conséquent les choix fondamentaux. Et c’est dans cette perspective que l’appel de Béji Caïd Essebsi trouve toute sa logique. Il se propose d’agglomérer tout ce qui est en dehors de la Troïka en un large mouvement constitutionnel.
Ayant une “masse critique“, comme diraient les économistes, cette formation pourrait disposer d’une audience pour faire ramener le centre d’intérêt au sein de l’ANC, sur les grands choix structurants en matière constitutionnelle, à savoir un Etat de droit, un régime civil, des institutions démocratiques et une mise en équivalence des pouvoirs entre le président et le Premier ministre.
L’appel doit être suivi d’effet. La balle est dans le camp des Etats Majors des partis. Il ne faudrait pas qu’ils ratent ce rendez-vous avec l’histoire.