Mohamed, Jallel, Mouldi, Raouf, Fethi, Mounir et Ibrahim se voient tous les dimanches matins dans un café du côté du «Passage» à Tunis. Ils plongent dans leurs souvenirs d’enfance et refont le monde à coup de «Il n’y a qu’à…». Toujours avec des éclats de rire. Instantanés.
Mohamed a une habitude qu’il n’est pas prêt de sacrifier: aller chaque dimanche matin dans un café du quartier qui l’a vu naître pour rencontrer ses amis d’enfance. C’est donc tout naturellement qu’il a abandonné, ce dimanche 29 janvier 2012, après avoir fait des courses, femme et enfants pour aller siroter un Express avec Jallel, Mouldi, Raouf, Fethi, Mounir et Ibrahim.
Pratiquement tous ont quitté le quartier du «Passage», pour l’essentiel, à leur mariage. Mais tous ont encore un fort sentiment d’appartenance à ce quartier qu’ils visitent autant qu’ils le peuvent. «Au moins, une fois par semaine», insiste Mahmoud, avocat. Mahamed, Jallel, Mouldi, Raouf, Fethi, Mounir et Ibrahim ont eu, à ce propos, des fortunes diverses.
Jallel est aussi avocat. Mouldi est musicien. Raouf est retraité de l’enseignement secondaire. Mounir est vendeur de fruit et de légumes. Et Brahim est professeur de sport. Il est le seul à habiter encore le quartier.
Cette disparité des carrières et des niveaux d’enseignement ne les empêchent pas pour autant d’avoir des centres d’intérêts communs. A commencer par quelques souvenirs inoubliables. Ce dimanche 29 janvier 2012, Mouldi évoque une certaine journée de l’été de l’année 1973. Lorsque toute la bande est partie à La Goulette. «Ce jour-là, nous avons terminé le périple au poste de police du fameux “7ème“, du nom du poste de police dit “La permanence“ à la rue Ibn Khaldoun», se souvient Mouldi. Parce qu’Ibrahim a cru bon d’acheter avec l’argent recueilli, à l’avance, par ses amis pour payer le ticket retour dans le train du TGM (Tunis-Goulette-Marsa), un ballon qui a servi à «égayer la journée».
Brahim «survêt»
«Arrêté pour resquille, nous avons créché au «7ème» de 20 heures à 23 heures, jusqu’à ce que nos parents, alertés, viennent nous délivrer de là», se souvient également Mouldi. Grand éclat de rire, lorsque Raouf raconte comment son défunt père, pensant bien faire, le gifle devant un policier lequel, croyant être encouragé, fait de même. «C’était un autre temps», rappelle Brahim, qui ne se départit jamais de son sourire et de son…survêtement.
D’ailleurs, Mario, un menuisier, qui officiait dans le quartier, appelait Brahim «survêt». Mario, mais aussi Eric, le fils d’un avocat de confession israélite, aujourd’hui commerçant à Paris, Maxo, fils d’un réparateur maltais, et Filippo, fils d’une couturière d’origine espagnole, dont a perdu toute trace, appelé «Castor», parce qu’«il mangeait beaucoup de fruits secs», peuplent constamment les discussion du groupe d’amis.
Mais ce qui remplit, ce dimanche 29 janvier 2012, la discussion du groupe, c’est bien la cherté de la vie. Viande rouge, poulet, œufs, bananes et autres oignions, rien n’échappe à une analyse approfondie de la variation que ne cessent de connaître les prix des produits alimentaires.
«Il n’y a qu’à rien acheter», déclare Jallel, jean et pull over gris, qui insiste sur le fait que si tout le monde fait pareil, les commerçants «qui sucent le sang du citoyen» reculeront. «Beaucoup plus facile à dire qu’à faire», rétorque Mouldi qui aime à faire remarquer que la maman et les enfants en redemandent. «Et puis, peut-on préparer à manger sans acheter des oignions qui sont à 1 dinar le kilogramme?»
Autre question au centre des discussions: la prestation de l’équipe tunisienne de football, qui participe à la phase finale de la Coupe d’Afrique des Nations au Gabon et en Guinée Equatoriale (janvier-février 2012). Le «débat» se focalise sur le rendement de l’équipe. Et chacun y va de sa tactique. Brahim est le plus virulent. Selon lui, tout est à refaire: la défense, le milieu et l’attaque. Il a, par ailleurs, une équipe-type. Et ponctue ses phrases de «Il n’y a qu’à faire ceci ou faire cela». En somme, pour lui tout est facile.
«Pourquoi pas de nouvelles salles de fêtes?»
Les «Il n’a qu’à» font partie intégrante, du reste, des discussions dans le café. Et très vite d’autres connaissances, dont certains vivent encore dans le quartier, mettent le nez dans l’affaire proposant de faire ceci ou cela pour sortir le pays de la crise. Dont trouver du travail à une partie des 700.000 ou 800.000 chômeurs. Pour Mouldi, «il n’y a qu’à entreprendre de grands travaux, comme la construction de barrages ou encore des autoroutes». «Des projets de ce type doivent dormir dans les tiroirs du gouvernement», lance-t-il fièrement.
«Pourquoi pas de nouvelles salles de fêtes?», répond Mahmoud. Qui affirme, en s’adressant à Mouldi: «Cela va te permettre d’avoir un peu plus de travail». Nouveaux éclats de rire très vite interrompus par Mohamed qui se souvient qu’il faut presser le pas pour aller chercher du petit lait (Leben) du côté de la rue du Ghana. Son épouse a fait un couscous à l’agneau et il se fait tard. Notre avocat habite à Mornag, dans la banlieue sud de Tunis. «Et ce n’est pas la porte à côté».