A fin 2010, nous étions à 500.000 chômeurs dont 157.000 diplômés du supérieur. Actuellement, nous en sommes à + de 800.000 avec plus de 220.000 diplômés. Ce qui veut dire que nous avons 300.000 de chômeurs, soit chaque jour environ 830 chômeurs de plus.
Mohamed Haddar, président de l’Association des économistes tunisiens (ASECTU), s’attend à une année 2012 difficile. «Les raisons sont multiples : la reprise de l’investissement, en raison du manque de visibilité, ne serait pas au rendez-vous ; les attentes, en priorité l’emploi, sont multiples et les moyens sont faibles ; l’impatience des citoyens ; l’environnement international, caractérisé par la crise de l’endettement, est difficile. L’équation est simple, il n’y a pas d’investissements. Or, il existe une corrélation entre l’investissement, la croissance économique et l’emploi. Il serait, pour l’instant, de créer de l’emploi. Dans ce sens, le Gouvernement aurait du supprimer le ministère de l’Emploi et avoir un ministère des Affaires sociales et de l’Emploi, l’emploi étant une affaire sociale».
Le gouvernement Jebali a hérité d’une situation difficile. Nous avons entendu à maintes reprises nombre de hauts responsables en parler. Comment pourrait-il résoudre le problème du chômage structurel? D’autant plus que quoique légitime, il reste provisoire. «Il n’y a pas de gouvernement provisoire en économie, répond Mohamed Haddar. Rappelez-vous, Georges Bush fils prenait des décisions contre ses principes ultralibéraux jusqu’à la dernière minute de sa présidence. Le gouvernement en place aujourd’hui est légitime, il s’est engagé dans ses discours à s’attaquer au court terme et à entamer des réformes structurelles profondes sur le plan aussi bien économique que social. Si son mandat se limite à une année, il ne peut pas faire plus que des actions sociales et engager des réformes structurelles sur le moyen et le long termes».
Pour engager des plans d’actions efficients et rapides et disposer des moyens et des outils adéquats, il va falloir commencer par mettre en veilleuse les ego des uns et des autres. Les décideurs publics auront tout à gagner s’ils faisaient preuve d’humilité -ce qui est une qualité tout à fait musulmane-, et appelaient à l’aide des compétences dotées de l’expérience nécessaire. Au point où en est la Tunisie, ça serait judicieux, d’après Mohamed Haddar, de changer d’approches, arrêter de parler de majorité et de minorité et solliciter l’expertise de technocrates rodés aux affaires de l’Etat et aux grandes problématiques économico-sociales. Ces technocrates agiraient comme des disjoncteurs et amortiraient le choc au cas où…
«Aujourd’hui, le gouvernement ne dispose que du budget 2012 élaboré par son prédécesseur dans l’attente de la Loi des finances complémentaire. Pour l’instant, le budget de l’Etat prévoit 5.200 MDT comme dépenses pour le développement. La moitié concerne des projets en cours, l’autre des projets nationaux, ce qui reste, c’est à peu près 530 MDT consacrés au développement dans les régions. Il y aura une quasi-impuissance à satisfaire les revendications de la population et particulièrement celle de l’emploi des jeunes».
Le cercle vicieux de l’investissement et de la sécurité
Le gouvernement doit éteindre «les feux partout où ils ont été allumés» pour faire revenir l’investissement. Que fait-il, à ce jour, à part discourir et promettre pour impulser une dynamique sociale et économique dans le pays? C’est le cercle vicieux. Car on refuse d’admettre qu’il ne revient pas aux pouvoirs publics uniquement de créer de l’emploi mais au secteur privé qui reste le plus grand recruteur. Un secteur qui ne bouge pas le petit doigt en matière d’embauche. «C’est normal, le privé a besoin de garanties, sans un climat d’affaires sain. Sans stabilité, sans visibilité, sans confiance et sans réformes profondes du système financier et fiscal, il n’y aura pas d’investissements et de nouveaux emplois. A court terme, il faut au moins la sécurité et de la confiance. A ce jour, le gouvernement n’a donné aucun signe fort ni aux investisseurs tunisiens ni aux étrangers».
Le budget de l’Etat 2012 -élaboré sur l’hypothèse d’une croissance de 4,5%, d’un déficit budgétaire de 6% et d’un taux d’inflation de 4,3%-, devrait être révisé dans le budget complémentaire. Le taux de croissance de 4,5% ne sera pas réalisé d’après M. Haddar: «Dans le meilleur des cas, nous réaliserons 1% de croissance, et le gouvernement, j’en suis sûr, révisera ce taux à la baisse autour de 2,5%. Sans omettre les imprévus prévisibles, telle la hausse du prix du baril de pétrole. Une variation de 1 $ du baril de pétrole équivaut à des dépenses supplémentaires de l’ordre de 26 MDT pour le budget de l’Etat, tout comme une dépréciation du dinar de 10 millimes par rapport au dollar américain entraînerait de nouvelles dépenses allant à 28 MDT. Nous savons aujourd’hui que le dinar s’est déprécié et le prix du baril de pétrole a augmenté».
Comment sauver la mise? Le gouvernement ne pourra pas toucher aux salaires et à la compensation qui représentent des dépenses incompressibles pour le moment, soit environ50% du budget de l’Etat. Le remboursement de la dette s’élève à 18%, ce qui équivaut à 4.070 MDT. Les 30% qui restent du budget de l’Etat correspondent aux frais de fonctionnement et de développement. «L’Etat peut accroître la part qui revient au développement à condition d’augmenter ses recettes. Or, avec une révision de la croissance à environ 2%, se traduirait par moins de recettes fiscales. Comment trouver des fonds complémentaires pour le développement soit plus de 5.200 MDT cités plus haut? C’est la grande question».
Le gouvernement actuel compte-t-il sur les prêts ou les dons de ses partenaires arabes du Golfe? Le soutien d’organisations comme le FMI dont la présidente a promis aide et soutien à la Tunisie ou se limitera-t-il aux ressources limitées dont il dispose aujourd’hui? A ce jour, rien de concret. Ce qui nous rappelle le dicton populaire “Aich bil mna ya kammoun”, (Vivez d’espoir, adviendra qui pourra). Des promesses jamais traduites dans les faits et sans aucun signe de les voir satisfaites. Dans les régions, l’attente risque de se transformer rapidement en désillusions et en mécontentement. Les engagements des Etats membres du G8 pour soutenir la Tunisie et l’aura dont jouissait le pays depuis le 14 janvier 2011 semblent avoir refroidis. Nous en avons eu la démonstration lors de la première fête de la «Révolution»: qui parmi les grands pays du monde s’est fait représenter à son plus haut niveau? Ajoutons à cela un diplomatie qui ne reflète pas les orientations modérées et presque neutres qui ont toujours été suivies par la Tunisie. Caractérisée par un suivisme aveugle au Qatar et aux Etats-Unis, serions-nous devenus sans le savoir les vassaux du Qatar. La Tunisie n’a jamais osé expulser un ambassadeur, qui plus est d’un pays arabe. Aujourd’hui, grâce à la clairvoyance du Président provisoire de la République qui n’a pas été élu par le peuple, nous voila en train de renvoyer l’ambassadeur de la Syrie chez lui! Belle image de la Tunisie post-révolutionnaire!
Une diplomatie incohérente, hésitante et non coordonnée, une gestion approximative des affaires économiques du pays, c’est la Tunisie, trois mois après la prise de fonctions de la Troika : «La célébration du 14 janvier 2012 a été des plus faibles sur le plan de la représentativité internationale mais j’estime que le fait que le gouvernement n’ait pas donné des signaux forts de sa capacité à mener le pays à bon port et a commis des maladresses diplomatiques impardonnables, n’a pas œuvré pour redorer notre blason. On n’invite pas Ismaïl Hanniye, avec tout le respect que nous lui devons, le même jour qu’Alain Juppé, car il ne représente pas légalement l’autorité palestinienne. Abbes en est le représentant légitime et a lui-même pris la mouche à cause de cela. Mieux encore, lorsqu’on fait des déclarations intempestives sur l’Algérie ou le tourisme comme étant un colonialisme de type nouveau, on ne peut s’attendre au soutien de nos voisins ou de nos partenaires traditionnels. Lorsqu’on voit le nombre de sit-in observés en Tunisie sans que le gouvernement bouge le plus petit doigt, les signaux que l’on donne au monde qui nous regarde sont négatifs et ne peuvent inciter les investisseurs locaux à lancer des projets, que dire alors des internationaux?»
Pire, lorsque l’Université tunisienne est occupée pendant 6 semaines par des extrémistes sans que le gouvernement agisse pour les déloger, il y a une reconnaissance de la faiblesse des pouvoirs en place à mettre de l’ordre dans leur propre maison. Qui se hasardera à prendre des risques dans un pays où l’Etat laisse faire sous prétexte «que nous ne voulons pas user de la force». Mais alors qui en usera en cas d’infraction ou d’actes illégaux? N’est-ce pas le rôle de l’Etat que d’avoir la contrainte armée et policière, de maintenir l’ordre et de veiller à la paix?
Et ce ne sont pas les bonnes intentions qui convaincront le monde du site Tunisie, l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Ce qu’il faut? «C’est convaincre par des signaux forts et des actions concrètes, nous ne le dirons jamais assez. Les investisseurs ont besoin d’une bonne visibilité, de la stabilité et d’un climat d’affaires salubre: principalement un code des investissements plus simple, tout comme la fiscalité et la justice, et probablement une réforme de l’enseignement supérieur axée sur la recherche et l’innovation parce qu’ils ont besoin d’un capital humain. Le modèle tunisien basé sur la compétitivité prix a atteint ses limites. Plus encore, il va falloir travailler sur l’image d’un gouvernement harmonieux et uni. Les entrepreneurs tunisiens n’ont pas été rassurés par les déclarations du président provisoire qui paraissaient pourtant tranquillisantes. Il faut savoir présenter aux partenaires un discours cohérent et rassurant, ce qui n’est pas le cas à ce jour».
Davos offrait le cadre idéal pour remettre d’aplomb l’image de la Tunisie si ce n’est une interview peu convaincante accordée par le chef du gouvernement à France 24 où il promettait la démocratie au lieu de donner des garanties et l’absence d’experts économiques et de lobbyistes défendant la cause de la Tunisie, mis à part le gouverneur de la BCT. Le forum de Davos offre un espace où les décideurs se rencontrent de manière informelle, discutent entre eux, sondent les intentions les uns des autres et débattent des stratégies économiques. A travers les différents débats, ils peuvent déterminer où se trouvent leurs intérêts stratégiques et sécuritaires et comment les préserver. C’est un forum de relations publiques, on y séduit et on persuade. Le plus surprenant dans cette rencontre a été la présence de Rached Ghannouchi que personne n’arrive à comprendre à ce jour sauf si les organisateurs ont voulu être rassurés sur les intentions du père spirituel d’Ennahdha sur le statut d’Israël, leur enfant chéri.
Ghannouchi a-t-il été le meilleur messager pour l’économie et la finance tunisiennes? N’insultons pas l’avenir.
Mohamed Haddar, pour sa part, appelle le gouvernement à nous faire rêver et donner de l’espoir aux régions en discutant avec les responsables locaux, en essayant de solutionner les questions importantes en concertation avec qui de droit et en appliquant la loi sur tous ceux qui l’enfreignent et sans distinction aucune. «Ce gouvernement ne prend pas de décisions et ne propose pas de programmes, il ne fait que des déclarations d’intentions et probablement cultive l’ambiguïté. On n’attire pas les investisseurs en leur promettant la démocratie mais en leur donnant des garanties».