En Tunisie, le mouvement contestataire a commencé avec une explosion sociale. Le jeune Mohamed Bouazizi, qui s’est immolé par le feu, protestait contre ses conditions d’existence et n’avait pas de revendications politiques. Son cas a souligné le problème du chômage endémique dans les pays de la région, notamment le chômage des jeunes, la crise économique, l’absence de perspectives sociales.
D’un point de vue géopolitique, l’événement a pris de court tous les acteurs de la région. Particulièrement la France, qui considère les pays d’Afrique du Nord comme étant sous sa sphère d’influence, n’a cessé de briller par ses mauvaises appréciations de la situation au départ, et comme si cela ne lui suffisait pas, elle brille par une absence totale de lucidité stratégique et politique du moins en ce qui concerne la Tunisie. Etant confiante des engagements économiques de la Tunisie en sa faveur, elle considère la situation actuelle comme passagère, et de ce fait, elle attend patiemment que ses partenaires se ressaisissent et espère qu’ils se rendront à l’évidence des impératifs économiques qui mettent quasiment la Tunisie sous tutelle.
C’est la preuve de sa méconnaissance de la situation car les islamistes au pouvoir vouent une réelle haine et rancœur à la France qu’ils responsabilisent (injustement souvent) de tous les maux et égarements identitaires. De plus, les cinquante cinq ans qui se sont écoulés depuis l’indépendance de la Tunisie ont prouvé que le partenariat tuniso-français était à sens unique. Aucun transfert technologique valable permettant un décollage économique n’a été réalisé durant toute cette période.
En ce qui concerne les États-Unis (la principale force impérialiste dans la région), ils essayent de se présenter comme les dépositaires des valeurs de liberté qu’ils n’ont cessé de brandir comme arme idéologique depuis plusieurs décennies, notamment lors de la «guerre froide». Alors que l’affirmation de la souveraineté populaire était dans la rue, les États-Unis ont dû se trouver des alliés avec une vraie assise sociale. C’est pourquoi ils se sont tournés vers les islamistes qui, après avoir été diabolisés ces dernières années, sont maintenant présentés comme des «musulmans modérés», de «bons musulmans», par contraste avec les salafistes. Les islamistes sont présents à l’échelle de toute la région.
L’influence du Qatar
Les monarchies du Golfe (en particulier deux d’entre elles qui jouent un rôle très important dans le monde arabe d’aujourd’hui, le royaume saoudien et l’émirat de Qatar) essayent également de reprendre l’initiative. Ces deux monarchies n’ont pas forcément la même politique, elles ont une tradition de rivalité avec parfois même des tensions entre elles, mais elles font cause commune aux côtés des États-Unis dans l’effort pour orienter les événements dans un sens qui ne menace pas leurs propres intérêts et qui leur permette de stabiliser la région à court terme. Qatar, en particulier, a vu son influence augmenter considérablement avec les soulèvements, contrairement au royaume saoudien qui partage avec les États-Unis déclin et reflux de son influence.
L’émirat du Qatar a misé depuis plusieurs années sur ses rapports avec les Frères musulmans, en devenant leur principal bailleur de fonds, en créant, depuis, la chaîne de télévision par satellite Al-Jazeera (un outil politique d’une puissance considérable, qui est en même temps mis à la disposition des islamistes, très présents parmi son personnel). Qatar a joué ces cartes depuis longtemps et les événements font qu’elles deviennent des atouts stratégiques. L’émirat se trouve ainsi très valorisé, il est devenu un allié très important pour les États-Unis, avec lesquels il entretient depuis longtemps des rapports très étroits, accueillant sur son sol la principale base militaire américaine de la région. Aujourd’hui, Qatar peut faire valoir pleinement son influence régionale aux yeux des États-Unis.
Tout cela est rejoint aussi par le rôle de la Turquie dans la région. Le gouvernement turc est l’allié des États-Unis (la Turquie est membre de l’OTAN), mais il intervient aussi avec la perspective des intérêts propres du capitalisme turc, dont l’offensive commerciale et les investissements dans la région ont pris au fil des ans une importance grandissante.
Voilà un peu la distribution des rôles au niveau des États dans la région. Mais le premier rôle, aujourd’hui, est attribué au mouvement de masse. Même dans les pays où des demi-victoires ont été réalisées, comme la Tunisie, le mouvement de masse continue.
Ennahdha (le parti islamiste et non islamique car nous sommes tous en Tunisie islamiques) a été persécuté et interdit sous Ben Ali. Mais le régime répressif de Ben Ali a aussi empêché l’émergence de force de gauche ou même démocratique. Ces forces-là n’avaient pas l’ampleur qu’avait acquise Ennahdha au début des années 1990 avant sa répression, et qui lui a permis d’apparaître au fil des ans comme la force d’opposition la plus forte et la plus radicale à Ben Ali, avec l’aide d’Al-Jazeera notamment. Ennahdha, non plus, n’était pas à l’initiative du soulèvement dans son pays, mais vu le bref délai pour la préparation des élections, il était en bien meilleure position que les autres forces politiques.
Ennahdha en Tunisie disposait de l’argent, ce qui est essentiel pour une campagne électorale. Si, par le passé, des forces de gauche dans le monde arabe pouvaient bénéficier du soutien matériel de l’Union soviétique ou de tel ou tel régime nationaliste, tout cela est terminé depuis longtemps. Par contre, pour les partis islamistes, on observe même une concurrence entre leurs bailleurs de fonds pétroliers: Qatar, Iran, royaume saoudien. Le rôle de Qatar est très important à cet égard. Rached Ghannouchi, le dirigeant d’Ennahdha, s’est rendu à Qatar avant de rentrer en Tunisie. Le siège rutilant neuf, un immeuble de quelques étages d’Ennahdha à Tunis, n’est pas à la portée d’une organisation qui sort de décennies de répression. On a vu les fonds considérables qu’ils ont déployés pendant la campagne électorale. Le facteur argent joue donc à fond, il s’ajoute à leur capital symbolique comme principale force de l’opposition. Il n’est nullement étonnant dans ces conditions que ces forces émergent comme principaux vainqueurs des élections.
Quelle place pour le mouvement ouvrier dans le jeu politique actuel
Le grand problème pour le moment, c’est l’absence d’une alternative crédible. Là, ce n’est pas seulement le temps qui joue, c’est aussi la capacité, l’existence d’un projet politique et organisationnel crédible. La seule force qui puisse, à mon sens, contrebalancer les partis islamiques dans la région, ce ne sont pas les libéraux de tous poils qui ont par nature une assise sociale limitée, c’est le mouvement ouvrier, UGTT. C’est une force qui a des racines populaires, contrairement aux partis démocrates ou autres. Aucune alternative construite pour durer ne peut se passer de l’UGTT. Or, le problème crucial, c’est l’absence de représentation politique du mouvement ouvrier.
Un mouvement ouvrier fort existe en Tunisie: l’UGTT. Elle a été un facteur décisif dans le renversement de Ben Ali. La gauche n’a pas donné la priorité à une construction politique basée sur le mouvement ouvrier. Le fait est que l’on peut donner la priorité à la construction d’organisations politiques dans les périodes lentes, dans les périodes de traversée du désert, mais lorsqu’on est dans une telle situation d’ébullition, l’auto-construction ne suffit pas (je ne dis pas qu’elle n’est pas nécessaire, mais elle est insuffisante). Il faut prendre des initiatives visant à créer un mouvement large. Dans notre pays, l’idée classique de partis ouvriers de masse basés sur le mouvement syndical devrait être centrale, mais elle y est hélas peu présente dans les problématiques politiques de la gauche.
La Tunisie est un pays où il y a une bourgeoisie réelle, qui tolérait ou profitait du régime de Ben Ali. Cette bourgeoisie a eu recours aux survivances du régime de Bourguiba représentées par Béji Caïd Essebsi, qui a été Premier ministre jusqu’aux élections. Aujourd’hui, la bourgeoisie tunisienne essaie de coopter la nouvelle majorité en attendant fébrilement la prochaine échéance électorale. Cette majorité ou Troïka, comme on se plait à l’appeler, a tenté de rassurer la bourgeoisie surtout qu’elle n’a présenté aucun programme social ou économique qui mette à mal les acquis de cette bourgeoisie. En tout cas, cette majorité ne présente pas de projet anticapitaliste.
En même temps, le mouvement continue à la base. A peine les élections étaient terminées qu’on a vu un soulèvement dans le bassin minier de Gafsa (dont les luttes, en 2008 en particulier, avaient annoncé la révolution qui a éclaté en décembre 2010). La protestation cette fois-ci, comme en 2008, a porté sur la question sociale, la revendication du droit au travail et la demande d’emploi. Et cela va continuer, parce que le mouvement en Tunisie a démarré sur la question sociale et que la coalition aujourd’hui au pouvoir n’a pas de réponse à cette question.
Il y a donc en Tunisie un terrain favorable pour la construction d’une force politique fondée sur le mouvement ouvrier, pourvu que les forces de gauche prennent l’initiative dans cette direction.