Un projet de Constitution du parti Ennahdha circule sur le net depuis la semaine dernière. Il y est question de chariaâ. Quand deux figures du même parti se contredisent, Hbib Kheder confirme et Ajmi Lourimi dément, les Tunisiens ne savent plus qui propose quoi. Alors le plus urgent pour eux est de sortir au plus vite d’un faux débat entre laïcs et musulmans. Celui-ci a servi à les diviser. A l’heure où le pays glisse dans l’incertitude, l’intolérance et la violence, la société civile fait combat.
Alors que les Tunisiens observent, abasourdis, des querelles entre des frères ennemis de la mouvance islamique, endurent une situation économico sociale pénible entre hausse des prix et insécurité, ils se font taxer quotidiennement de minorité ou de poignées, de contestataires ou de «kouffars», de bourgeois ou de manipulateurs, de «safirat» ou de cassiques du régime déchu, d’orphelins de Bourguiba ou de détritus de la francophonie… Et si leur tord était uniquement de se sentir Tunisiens!
Hautaine ou maladroitement parée de triomphalisme, la nouvelle classe dirigeante du pays divise plus qu’elle ne réunit et injurie au lieu de rassurer. A la demande d’Emna Mnif, présidente du mouvement «Koulouna Tounes» de rassurer les Tunisiens, Hbib Kheder, élu à l’Assemblée constituante, rétorque: «notre peuple n’a pas peur de nous. Il n’a donc pas besoin d’être rassuré».
Mais de quel peuple parle-t-il? Considère-t-il que ceux qui n’ont pas voté pour son parti en sont aussi une partie? Considère-t-il que, par sa simple ascension au pouvoir, tous les adeptes d’Ennahdha sont satisfaits? Réalise-t-il que ce sont les régions où l’on a le plus voté pour son parti que gronde le plus de colère? Sait-il qu’un peuple déçu ne distingue plus d’où vient l’incompétence? Il ne fait pas la différence entre la faim, le froid et la soif sous Ben Ali ou Ennahdha?
Si la Tunisie semble prise dans un engrenage infernal de régressions, c’est entre autres les conséquences des errements d’une nouvelle équipe dirigeante plus soucieuse de s’assurer le pouvoir que d’en stopper les dérives, certes héritées, mais dont elle est la seule à désormais avoir le pouvoir de faire cesser.
Par son inefficacité, le gouvernement provisoire laisse pourrir une situation complexe, par son arrogance et entêtement à ne pas s’ouvrir à toutes les sphères possibles, il s’isole alors qu’il a besoin de maximum de concertation.
Un peuple qui perd patience se retourne même contre ceux pour qui il a voté. Face à l’inconnue, la légitimité des urnes peut voler en éclats. Les Tunisiens ont besoin que se traduisent en actions des promesses hélas trop nombreuses pour être honorées. Ceux qui ont des projets savent qu’ils sont inadaptables autant avec la conjoncture actuelle qu’avec les horizons tels qu’on veut leur dessiner.
Ce peuple qui dit tour à tour: «ma femme est infirmière et je crains qu’elle ne se fasse agresser en route ou même pendant son travail» ou encore «j’ai besoin d’acheter des légumes et 4 œufs à 800 millimes ca revient cher la chakchouka!»; dit aussi: «c’est quoi cette histoire de chariaâ? On m’a promis un modèle à la turque. Un islam ouvert et tolérant et on se retrouve avec des cheikhs prônant l’excision des filles, auxquels cheikhs on déroule le tapis rouge dans nos mosquées» ou «on avait promis de ne pas mettre en cause le Code du statut personnel, et pourtant on commence déjà…».
Toutes ces voix sont les mêmes. Celles de ceux qui, du nord au sud et qu’ils aient été bercés de promesses ou pas, déchantent avant de déjanter. De précurseurs, ils se sentent devenir cobayes. Qui veut casser les Tunisiens qui rêvent de printemps après l’avoir fait? Ils se frigorifient lorsqu’on leur parle de mariage «orfi» et c’est même une partie de ceux qui ont voté pour Ennahdha qui ne savent plus sur quel pied danser. Ils commencent à réaliser l’impact de leur vote sanction ou colère. Ils n’ont peut-être pas été taxés de «laïcs» ou de «koffar» mais finissent par se retrouver solidaires d’eux dans leur inquiétude face à l’avenir.
Même si ce n’est qu’une infime partie de Tunisiens dans le Nord-ouest qui ont levé le drapeau algérien, c’est une majorité de Tunisiens qui ne comprend pas que son drapeau devient noir, qu’on lui parle d’«Oumma» alors qu’il veut sécuriser son environnement direct et observe son pays s’isoler un peu plus tous les jours, attendant inlassablement le retour des touristes.
Ce n’est pas le trio régnant sur le nouveau destin de la Tunisie qui y changera quelque chose. Cette Troïka semble plus concentrée à régler ses comptes avec l’histoire avec un esprit revanchard et malsain qu’à construire l’avenir. Et si cette révolution confisquée ne devenait qu’un règlement de comptes des «yousséfistes» contre les «bourguibistes»? Et si tout cela ne menait à la fin qu’à la destruction des acquis du pays? Est-ce pour quoi les Tunisiens se sont soulevés? Est-ce le moment qu’un président, qui intente un procès pour un modeste «provisoire», de faire le tour du Maghreb tentant de faire l’unanimité alors qu’il ne réussit même pas à la faire chez lui? Un président qui, dans un costume «burnous» bien trop grand pour lui, ne reporte pas un voyage alors que son peuple meurt de froid. Comment les Tunisiens réagissent-ils lorsqu’ils sont attaqués dans ce qu’ils ont de plus précieux, leur singularité tunisienne? Cela, ils ne sauront l’accepter trop longtemps!
La société civile réagit. A Mahdia et Nabeul, vendredi 10 février, elle a écarté des salafistes de leurs mosquées après que ces derniers s’en sont accaparés. Durant les intempéries, elle s’est appliquée à porter les aides et parvient à pénétrer là ou des représentants politiques ont été chassés à coup de slogans sévères. C’est au règne du manque d’efficacité que les gouvernements se fracassent surtout quand ils sont aussi fragiles. Les peuples ont toujours démontré que la confiance se mérite mais se retire aussi vite que cela devient nécessaire.
Face à ces agressions de tous bords, la société civile tunisienne commence à s’opposer avec force et autrement que par les discours, les forums et autres tables rondes. Et si par sa vivacité et sa capacité de mobilisation elle parvenait à réussir là ou les partis politiques piétinent encore.
Par sa faiblesse à gérer le pays, le gouvernement est attaqué de tous bords; par son déploiement, sa capacité de mobilisation et son engagement pour défendre ses idées et ses valeurs de liberté, de droit et de démocratie autant que ses concitoyens, les Tunisiens poussés dans leur retranchement sont en train de se réunifier.
Ceci commence à ressembler de plus en plus à une opposition réelle au projet sociétal vers lequel les nouveaux gouvernants veulent mener le pays. Cela s’appelle un projet de société que l’on défend. C’est précisément cela la singularité tunisienne.