Le principal parti au pouvoir a tenu à briguer la haute main sur la politique étrangère tunisienne en nommant l’un des siens à la tête du ministère des Affaires étrangères. Qui plus est, le nouveau ministre se trouve être le beau-fils du président de ce parti. Cela indique que le Cheikh, déjà connu pour sa tendance à vouloir jouer un rôle très visible au plan international, veut soumettre la diplomatie tunisienne à la fois aux priorités de son parti et aux siennes propres.
Les secrétaires d’Etat issus des autres membres de la Troïka n’y changeront rien. Et les tentatives, souvent rustaudes du nouveau président de la République pour imprimer ses «concepts» et son tempo dans ce domaine, n’affecteront pas la tendance générale. On peut même redouter une suite de cacophonies avec l’apparition de prises de position divergentes des chefs de la Troïka sur les questions de politique étrangère.
Bien qu’il s’en défende, le nouveau ministre semble déterminé à introduire des modifications profondes dans les structures et les responsabilités au sein du département, afin d’y occuper durablement le terrain. Les affidés, disciples et autres adeptes des trois partis au pouvoir sont déjà aux aguets, attendant en coulisses l’attribution de postes diplomatiques. Ces nominations marqueraient un retour pur et simple aux pratiques anciennes du régime de Ben Ali. Longtemps décriées, celles-ci ont largement contribué à dévaloriser le corps diplomatique et consulaire professionnel en Tunisie et à en réduire l’efficacité.
Il est indispensable de signaler et de réprouver ces dérives annoncées. Dans tout pays démocratique, la politique étrangère et la diplomatie doivent être guidées par les choix, les intérêts et les ambitions du peuple et non par les objectifs stratégiques et idéologiques d’un parti, fût-il majoritaire. Les responsabilités administratives, diplomatiques et consulaires doivent être confiées, en général, aux professionnels du ministère des Affaires étrangères. La diplomatie est un métier qui ne souffre pas l’amateurisme ou la politisation excessive.
Ces remarques formelles étant faites, demeure le problème de fond. En se référant aux premières actions du nouveau gouvernement, on se rend compte que la diplomatie tunisienne tend à s’éloigner des fondements qui ont fait sa force depuis l’indépendance et jusqu’au milieu des années 80. C’est ainsi que l’on ne trouve plus référence aux notions de modération, de respect de la légalité internationale, de souveraineté des Etats et de non ingérence dans leurs affaires internes. On ne trouve pas trace non plus des principes des Droits de l’Homme, de l’équité et de l’état de droit, du respect des valeurs de liberté, d’égalité, de solidarité et de tolérance qui doivent sous-tendre les relations internationales. L’une des manifestations de ces lacunes est le silence observé par les nouveaux gouvernants sur la place de l’ONU et des autres organisations internationales, garantes de ces principes et valeurs, dans notre politique étrangère.
De nouvelles priorités semblent guider la diplomatie tunisienne du nouveau gouvernement. L’accent est désormais mis d’un côté sur les pays limitrophes (Libye, Algérie) et de l’autre sur certains pays du Golfe (en particulier Qatar), avec lesquels le nouveau gouvernement semble avoir découvert des affinités religieuses et idéologiques particulières, ainsi que la solution miracle aux problèmes économiques du pays. En complément, un accent particulier est mis sur les relations avec les Etats-Unis d’Amérique.
Certes, l’Europe et les pays émergents sont accessoirement mentionnés. Mais point d’avis sur la nécessité de renforcer l’UMA avec toutes ses composantes, y compris le Maroc (qui semble être totalement ignoré), ni de la Méditerranée, avec ses enjeux économiques et sécuritaires auxquels la Tunisie est étroitement liée. De surcroît, l’insistance du nouveau ministre et de son «mentor» sur les affinités avec «Al Ikhwans» (frères musulmans) du monde Arabe et du Golfe est très symptomatique.
La nouvelle politique étrangère semble ainsi s’inscrire dans une stratégie internationale bien connue, ayant l’un de ses extrêmes à Washington et l’autre dans les capitales du Golfe, en particulier à Doha (Qatar). Une stratégie basée sur «l’islamisme sunnite modéré», qui prend pied dans de nombreux pays arabes et qui est appelée immanquablement à se radicaliser. Il faut craindre que la mise en place d’un tel scénario puisse être utilisée dans une confrontation éventuelle entre les Etats-Unis (avec Israël) et l’Iran nucléaire, porte-parole du front Chiite.
Ainsi, tout donne à penser que la politique étrangère du parti dominant sera séparée des fondements qui ont toujours guidé celle de la Tunisie, risquant de porter un grand tort à l’image de notre pays dans le monde.
Il va de soi que la Tunisie doit empreindre ses relations extérieures d’une dynamique nouvelle, répondant à la fois aux objectifs de sa révolution et aux aspirations à la dignité et à la démocratie dans le monde. Mais elle doit continuer à se référer aux fondements de sa politique étrangère, ainsi qu’aux valeurs et principes universels reconnus par la communauté internationale.
La dimension arabe et islamique de nos relations extérieures mérite certes une attention plus appuyée, mais elle ne doit pas être exclusive. Une priorité plus grande doit être donnée aux pays du Maghreb (sans exception) et à l’UMA, ainsi qu’à l’Union européenne et ses Etats membres, avec lesquels nos intérêts économiques et sécuritaires sont d’une importance majeure.
La Tunisie ne doit pas s’inscrire dans «un axe sunnite» visant à isoler un pays, une alliance ou une communauté, au risque de se trouver mêlée à une stratégie qui la dépasse et dans laquelle elle ne serait qu’un «pion». Cela serait pleinement contraire à ses intérêts et même à sa sécurité. De surcroît un tel axe, qui se mettrait en place avec la bénédiction, voire l’encouragement des Etats-Unis (lutte anti-terroriste oblige), pourrait nuire à nos positions traditionnellement favorables à la cause du peuple palestinien, sur laquelle l’attitude du gouvernement actuel s’avère d’ailleurs confuse.
Des liens étroits avec les Etats-Unis et les pays du Golfe sont nécessaires, mais ils ne peuvent se baser sur des considérations idéologiques ou religieuses.
Aussi, l’équilibre, la pondération et la sobriété devraient constituer les concepts clés de notre nouvelle politique étrangère.