Avec 450 entreprises et 40 mille emplois, le secteur du cuir et chaussures présente un grand potentiel de développement. La diversité de ses activités lui procure des atouts lui permettant de réaliser une valeur ajoutée importante sur le marché local et même étranger. Mais plusieurs difficultés entravent la réalisation de cet objectif: mauvaise exploitation des matières premières, manque d’organisation, manque de contrôle, marché parallèle. Dans ce qui suit, Amor Bouzouada, directeur général du Centre national du cuir et chaussures nous présente une image mitigée du secteur, les solutions et les remèdes pour réaliser la croissance tant souhaitée.
WMC: Comme tous les secteurs, celui du cuir et chaussures a subi les perturbations sociales dans la période postrévolution. Qu’en est-t-il actuellement?
Amor Bouzouada: Il n’y a pas eu une régression des exportations puisque les commandes ont été reçues depuis 2010. Les entreprises du secteur ont poursuivi leurs activités, bien qu’une croissance de 8% ne soit pas très importante, chose due à l’impact de la crise. Si on élimine l’impact de la monnaie, il y a une augmentation de 4 ou 5%. Mais je peux vous dire que pour un secteur qui a travaillé dans les conditions postrévolution, cette légère augmentation est importante.
Il y a eu évidemment une baisse au niveau des investissements directs étrangers, comme pour tous les secteurs. Cette baisse est de 66% en 2011 pour notre secteur.
Durant la révolution, l’aspect social était primordial. L’instabilité politique et l’insécurité a éveillé la réticence des investisseurs. On avait des missions de coopération internationale qu’on organise chaque année mais il a fallu des contacts directs pour convaincre les délégations de venir en Tunisie.
Actuellement, il y a des prémices de reprise. Nous avons reçu des délégations italiennes qui sont venues sur place pour étudier les circonstances actuelles et effectuer des visites d’entreprises. Ces investisseurs ont manifesté un certain intérêt pour l’investissement dans le futur proche.
Une agence de presse chinoise nous a également rendu visite dans le cadre de la promotion de l’information. Il y a des sociétés chinoises intéressées pas le site Tunisie.
Ajoutons à cela plusieurs rencontres organisées par les Chambres de commerce et d’industrie et les institutions d’appui au secteur, essentiellement avec des entreprises européennes. Nombre d’entre elles veulent investir en Tunisie mais attendent et observent la situation sécuritaire et sociale.
Pour notre secteur, c’est maintenant que les entreprises tunisiennes commencent à recevoir les commandes pour la prochaine saison (hiver). C’est maintenant qu’on peut savoir si cette saison se passera bien ou non pour l’année en cours. Il s’agit surtout des entreprises italiennes qui sont très actives sur le marché tunisien, établissant des partenariats avec leurs homologues tunisiennes. Elles sont au nombre de 80. D’ailleurs, l’Italie est la première destination pour les exportations, soit une part de 47% des exportations. Elle accapare 50% des importations.
Malgré la valeur ajoutée qu’il présente au niveau de toutes les étapes de production, la croissance du secteur est toujours au dessous des objectifs. Comment l’expliquez-vous?
Le cuir et chaussures est un secteur très diversifié et comprend plusieurs activités, mais son taux d’encadrement est très faible. Il ne dépasse pas les 5% pour tout le secteur qui emploie 40 mille personnes. Or, la moyenne nationale est de 12% et dans certains secteurs, elle est largement dépassée, tels que pour l’industrie pharmaceutique (50%) et l’industrie électrique et électronique (20%).
Le secteur a aussi une valeur ajoutée faible bien que la valorisation de la matière première brute constitue une grande partie de son activité. Pour fabriquer un produit de cuir, plusieurs étapes sont nécessaires, de l’élevage à la fabrication du produit fini, en passant par la conservation et la collecte, la tannerie. Il est possible de faire un produit 100% tunisien, mais la valeur ajoutée dans le secteur ne dépasse pas les 35% aujourd’hui. Les grands groupes comme JAL, qui emploie 4.000 personnes, n’utilisent pas les matières premières tunisiennes, et importent toujours de leur pays d’origine.
Il y a aussi un problème de disponibilité des matières premières. Pour le bovin, on ne peut satisfaire que 40% de nos besoins. Pour l’ovin, on peut satisfaire nos besoins mais il y a un gaspillage du cuir au niveau de l’abattage et de sa récupération, sans oublier un autre gaspillage au niveau de l’exportation à travers plusieurs circuits. A noter également qu’une partie est exportée en semi-fini, soit clandestinement soit par des entreprises totalement exportatrices. Je me demande pourquoi ces sociétés qui importent notre cuir ne viennent pas s’installer ici et avoir tout à disposition. Ces entreprises qui exportent devraient valoriser la matière première à l’échelle locale et participer à l’effort de création d’emploi.
Il existe aussi un problème d’organisation des activités du secteur et un manque de coordination entre les différents intervenants, à savoir les ministère de l’Agriculture, de l’Intérieur, de l’Industrie et de l’Environnement. Une stratégie de développement a été mise en place depuis des années mais comme on dit, «la vitesse d’un groupe est la vitesse du plus lent». Toutes ces parties devraient travailler à la même vitesse. Il est vrai que chaque ministère a ses préoccupations, surtout dans ce contexte particulier. Mais notre Centre, en tant représentant de la profession, a pour rôle de sensibiliser quant à l’importance de ce secteur et la nécessité de le promouvoir.
Que voulez-vous dire… ?
Au niveau de l’activité de collecte, il y a une anarchie totale alors que, au niveau de la réglementation tunisienne, elle est bien définie. Le Centre donne des cartes de collecteurs, mandatés par le ministère du Commerce qui prospecte les locaux et les équipements, les conditions de conservation. Elle est renouvelable annuellement.
Malheureusement, ce n’est pas le cas pour tous les collecteurs, certains ne disposent pas tous de cette carte. La loi permet, pourtant, aux agents de sécurité de saisir les produits si un camion, par exemple, ne dispose pas de l’autorisation nécessaire. Il y a des gens qui travaillent anarchiquement depuis des années. Des dépôts de collecte se trouvent partout sur le territoire. Ils sont une soixantaine à avoir une autorisation alors que le nombre total dépasse une centaine.
Au niveau de l’activité de tannage, il existe des exigences environnementales et des exigences de sécurité industrielle qui ne sont pas toujours respectées. Dans la fabrication de la chaussure, la valeur ajoutée est beaucoup plus faible que les autres activités parce qu’on s’est contenté, pour la majorité des entreprises de la sous-traitance. On ne fait pas de chaussure complète. Si c’est le cas, on participe à la fabrication et on améliore la valeur ajoutée.
Les entreprises tunisiennes font bel et bien du produit fini mais c’est la qualité du cuir qui diffère par rapport aux entreprises étrangères. Ce qui nous amène à reconsidérer la valorisation des matières premières.
Outre les faiblesses structurelles que connaît le secteur, il y a aussi des facteurs exogènes qui ont affecté sa croissance. On parle notamment du marché parallèle. Y a-t-il une stratégie pour faire face à ce fléau?
Absolument. Durant les dernières années, le secteur a été impacté par le marché parallèle. Ce qui fait que les entreprises tunisiennes sont de plus en plus réticentes à adhérer à la mise à niveau. Et c’est compréhensible. Deux ou trois seulement y participent chaque année. C’est un nombre très faible. Ce qui explique que le secteur n’ait pas évolué depuis une dizaine d’années avec un taux de croissance qui ne dépasse pas les 5%.
L’entreprise tunisienne n’y voit pas d’intérêt puisqu’elle est concurrencée par un marché parallèle qui n’obéit à aucune règle. Un seul container peut submerger tout le marché. C’est de la concurrence déloyale. Ceci explique en partie la réticence des entreprises à effectuer des investissements supplémentaires. Il y a même des entreprises qui ont délaissé leur activité de production pour se convertir en commerçants.
La certification des entreprises est également faible. Seulement sur 450 entreprises du à être certifiées.
On a déposé des propositions au niveau du ministère du commerce pour la surveillance du marché. Auparavant ces pratiques ne menaient à rien puisque la corruption était généralisée. On peut saisir la marchandise mais faute de preuves tangibles, on la libère ensuite. Actuellement, c’est différent. Ces propositions ont été formulées en 2010; mais l’anarchie et l’instabilité sécuritaire en plus de la situation en Libye ont fait que le secteur a continué à travailler dans les mêmes conditions d’avant la révolution ou même pire. Pas de contrôle.
Ceci concerne aussi bien l’activité industrielle et l’activité artisanale. Des milliers d’artisans ont fermé à Sfax à cause du marché parallèle. C’est une perte de postes d’emploi en plus.
Maintenant, c’est différent. La sécurité revient peu à peu et c’est ainsi qu’on peut parler d’une surveillance du marché efficace parce que les mesures existent. Avec le ministère du Commerce, on a signé une convention de surveillance du marché. Le rôle des agents de contrôle est d’apporter des échantillons du marché pour qu’on puisse les diagnostiquer dans notre Centre. Cette convention sera activée d’ici un mois. Ceci peut aider les entreprises locales à améliorer leurs prestations.
Il faut dire qu’on ne peut pas comparer la Tunisie avec la France qui a une direction générale de la concurrence et de la répression de la fraude, employant 5.000 personnes. Le nombre d’agents à la direction de la qualité et de protection du consommateur ne dépasse pas les 300.
On est en train de préparer les mécanismes de contrôle en coopération avec le ministère du Commerce. Notre objectif est de protéger le secteur et d’assurer une concurrence loyale. 36 contrôleurs du ministère du Commerce ont bénéficié d’une formation gratuite, au sein du Centre, sur les techniques de la chaussure et ses composants pour bien faire le contrôle.
Dans les procédures normales, les produits importés sont prélevés au niveau de la douane. Le ministère du Commerce prend quelques échantillons sur lesquels le Centre est chargé de faire des tests de non-conformité.
A noter que la loi de protection du consommateur exige l’identification des sources d’importation du produit.
Je dois noter que le circuit actuel est très bien verrouillé. Le produit importé doit se conformer depuis 1994 au contrôle technique systématique. Mais c’est l’application qui manque. Sur 300 analyses en 2011, 61 sont non conformes. Or, les importations sont plus nombreuses. On connaît au moins 620 importateurs déclarés, ce qui fait que le nombre d’importations dépasse largement les analyses effectuées.
Nous nous sommes mis d’accord avec le ministère du Commerce sur le contrôle systématique. Nous allons aussi renforcer les analyses, puisqu’on se limite jusqu’ici sur quelques uns qui ne sont pas assez détaillés. Nous avons demandé d’avoir cinq analyses supplémentaires pour assurer un produit plus conforme. Nous attendons l’accord du ministère du Commerce.
Vous avez évoqué plus haut un taux d’encadrement faible dans le secteur. Ceci reflète-t-il une problématique au niveau de la formation?
La main-d’œuvre qualifiée présente un maillon faible du secteur. Les centres de formation professionnelle enregistrent de moins en moins d’inscription. Il n’y a plus d’intérêt pour cette profession. Il faudra une relance pour faire revivre le secteur. Il faut donner des encouragements mais aussi des perspectives d’avenir. Pourquoi ne pas créer une école de niveau universitaire?
Par exemple, le secteur de l’industrie pharmaceutique emploie 5.000 personnes et ils ont une école universitaire. Alors pourquoi le secteur du cuir et chaussures, qui emploie huit plus de personnes ne dispose pas d’une école? Voyez aussi le secteur électrique et électronique (50 mille emplois), qui compte plusieurs centres de formation et d’écoles. Pourquoi le secteur ne formerait pas des ingénieurs en chaussure ou ingénieurs en tannerie? Au sein du Centre, on a deux ingénieurs en tannerie qui ont étudié à l’étranger.
Mais il est vrai que ceci est conditionné par la performance du secteur et la demande en compétences. Ce n’est qu’à ce moment qu’on peut améliorer le taux d’encadrement. Les idées qu’on a dans le Centre peuvent être concrétisées dans les entreprises au niveau de la conception, la valeur ajoutée, la qualité de la peau, etc. C’est l’effet boule de neige. Il faut aussi protéger le secteur de l’anarchie et de la concurrence déloyale.
Il faudra des mesures révolutionnaires. Une stratégie d’incitation des jeunes pour intégrer le secteur. Dans une entreprise, un technicien supérieur fait tout: responsable qualité, responsable de production, formateur. Et certaines entreprises n’ont même pas un technicien supérieur. Dans les conditions de la concurrence déloyale, certains veulent un minimum de charges financières.
La libéralisation de l’économie a occasionné des effets négatifs sur le secteur. Avant 94, il y avait besoin d’une licence pour importer la matière première. Ceci a changé complètement avec la libéralisation.
Depuis 2001, le secteur évolue entre 4 et 5% chaque année. Les investissements étaient de 17 MDT, ils ont baissé à 15 MDT actuellement. Le nombre des entreprises a légèrement augmenté de 400 en 2001 à 450 à l’heure actuelle, mais beaucoup d’entre elles ont fermé et d’autres ont ouvert. Cependant, celles qui ont fermé l’ont fait à cause du marché parallèle. En 2011, une vingtaine a fermé, engendrant la perte de 1.400 emplois.
L’amélioration de la productivité du secteur passe aussi par l’exploitation de ces points forts.
Certainement. Et l’essentiel point fort du secteur est la complémentarité entre ses activités, à commencer par l’élevage, l’abattage, la collecte, le conditionnement, le tannage et la fabrication du produit fini. Nous avons la possibilité de faire un produit à haute valeur ajoutée. Et si nous développons les métiers de la conception et de la mode, on sera capable de fabriquer un produit fini.
L’existence de l’activité artisanale est aussi un atout. Elle permet de réaliser les petites commandes. Il y a aussi le niveau de qualité des matières premières qui constitue un avantage. La Tunisie compte aussi des tanneries compétitives à l’échelle internationale. Elles font de l’exportation pour les grandes marques telles que Prada.
La Tunisie accueille aussi des entreprises de niveau international telles que JAL Group, Noel, Chama, Kema, Retun, Imbert Mnif, Loren Shoes, etc.
A noter aussi que le CNC est très proche de la profession et il travaille à pallier aux insuffisances dans le secteur, comme par exemple pour le taux d’encadrement. Le Centre doit être aux diapasons de ce qui se passe dans le secteur. Nous suivons toujours les référentiels internationaux (productivité, management, responsabilité sociétale). Et nous proposons des formations pour les entreprises, étant donné qu’il dispose d’un noyau d’ingénieurs et d’un noyau de consultants.
Y a-t-il un plan d’action ou des mesures qui ont été prises pour sauver le secteur?
Nous sommes en train de formuler des recommandations. Des équipes de travail s’y attèlent. Nous allons les exposer aux professionnels du secteur. Nous travaillons avec toutes les parties concernées sur une stratégie de développement de toutes les activités du secteur.
Au niveau de l’élevage, nous avons fait des propositions au ministère de l’Agriculture, car pour arriver à un produit de cuir de qualité, il faut entretenir le troupeau (désinfection, lutte contre les maladies) dans les régions du sud-ouest où se trouve essentiellement cette activité. Il y a des bonnes pratiques pour l’élevage qui permettent de récupérer beaucoup plus. En France, le taux de récupération s’est élevé à 70%. En Tunisie, on n’a pas réellement de statistiques à ce niveau parce que chaque institution travaille indépendamment.
Nous avons notre conseil d’administration, j’aurais aimé qu’il y ait un représentant des ministères de l’Agriculture, de l’Intérieur, du Commerce, de l’Environnement et de l’Industrie. Actuellement, on a des représentants des ministères des Finances, de l’Industrie et du Développement économique, et neuf représentants de la profession. C’est un déséquilibre qu’il faut corriger. Il faut actualiser la composition du conseil.
Pour l’activité d’abattage, on a 250 abattoirs en Tunisie qui relèvent du ministère de l’Intérieur. Il faut des gens qualifiés pour récupérer la peau, pour la collecte aussi. Quand on fait des propositions, c’est important d’avoir des représentants de ces départements comme vis-à-vis à l’égard du secteur.
Il faut aussi réactiver la loi qui existe déjà et faire des contrôles. Pour l’industrie, c’est le respect des référentiels internationaux. Il y a aussi la responsabilité sociale qu’il faut respecter. Si on parvient à avoir un climat social serein, un climat économique loyal, on peut avancer.
Avec le respect des exigences environnementales, il y a des lois de protection de l’environnement, des taux de rejet. Dans une tannerie, il faut une station de traitement des eaux usées parce que c’est une industrie polluante. Ceci nécessite des investissements énormes, mais ces normes ne sont pas toujours respectées.