Nous le savions -déjà- depuis quelque temps, des déclarations du gouvernement Jebali sont inopportunes. Deux récentes déclarations du chef du gouvernement provisoire sur la presse et sur la manifestation de l’UGTT montrent qu’il a tout intérêt à revoir sa manière de faire. Il y va sans doute de l’intérêt du pays que le gouvernement se doit de mobiliser.
Si l’on croit les médias, Hamadi Jebali, chef du gouvernement provisoire, a accusé, dans une intervention, dimanche 19 février 2012, à Jeddah, en Arabie Saoudite, devant la communauté tunisienne vivant dans ce pays, «la presse et en particulier la presse publique de ne pas refléter la réalité du pays, donnant une image d’une Tunisie au bord de l’effondrement».
Samedi 25 février 2012, M. Jebali a affirmé, sur les ondes de Radio Mosaïque Fm, que «la milice de l’ancien parti de Ben Ali et des hommes d’affaires de Sousse et d’autres villes» ont participé à la manifestation de l’UGTT (Union générale tunisienne du travail).
Décryptons ces deux déclarations. Dans la première, le chef du gouvernement provisoire dit que la presse nuit à l’image du pays et/ou du gouvernement et que, à ce titre, elle pourrait, sur le plan interne, provoquer une démobilisation de l’opinion et faire fuir, sur le plan externe, touristes et investisseurs étrangers. Dans la seconde, le message transmis veut dire que l’UGTT est devenue un réceptacle des milices de l’ancien président Ben Ali et/ou qu’elle a été manipulée par ces dernières et par des hommes d’affaires qui conspirent contre le gouvernement.
Des déclarations qui s’ajoutent à d’autres
Arrêtons-nous ici pour poser une question. Un chef de gouvernement peut-il prendre le risque d’une confrontation à la fois avec la presse, un syndicat et le patronat? La réponse est évidemment non, dans la logique des choses, mais…. Quoi qu’il en soit, ces deux déclarations, qui ressemblent à une tentative de diabolisation de certains acteurs, ne sont pas, le moins qu’on puisse dire, inopportunes. En témoignent les réactions du Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT) et de l’INRIC (Instance Nationale de la Réforme de l’Information et de la Communication) sur le rendu médiatique du gouvernement Jebali, et les réactions plus récentes de l’UGTT et de l’UTICA sur la déclaration du chef du gouvernement sur Mosaïque Fm.
Arrêtons-nous également pour dire que ces déclarations, qui jettent de l’huile sur le feu dans un contexte notamment économique des plus difficiles: asphyxie de certains secteurs dont celui du tourisme, recul de la croissance et vague déferlante du chômage… sont l’expression d’un déficit certain au niveau de la communication du gouvernement. Elles s’ajoutent à d’autres sur lesquelles des membres du gouvernements ont été obligés de contredire ou de préciser, affirmant qu’elles ont été sorties de leur contexte ou mal interprétées.
Les gouvernants tunisiens donnent, à ce propos, l’impression de n’avoir pas retenu des règles simples au niveau de la gouvernance médiatique en temps de crise. Car, force est de le constater, la Tunisie est en crise.
La règle qu’il faut respecter en la circonstance est d’user d’un discours rassembleur et non d’un discours qui divise les Tunisiens qui portent des convictions différentes et qui se doivent d’être mobilisées en cette période difficile.
Il s’agit là du reste d’un discours de tout homme d’Etat au pouvoir. Qui est a fortiori dans un régime démocratique, jugé pour ses déclarations et ses actes. Il est connu que tout gouvernant peut payer cher tout écart le jour où il sollicitera de nouveau les suffrages populaires.
Parler sans heurter les uns et les autres
L’homme d’Etat –les expériences l’ont montré- se tient à une conduite rigoureuse au niveau de la stratégie de communication. D’abord, parler peu et de n’intervenir que seulement lorsqu’il s’agit de réagir à des propos ou des questions qui lui sont directement adressées. Afin d’éviter de créer précisément des divisions et des réactions à la chaîne.
Il est bon de s’interroger sur les raisons qui ont poussé, par exemple, le porte-parole du gouvernement, Samir Dilou, d’évoquer ceux qui, si l’on croit des vidéos diffusées sur Internet, «n’ouvraient leur bouche que face à leur dentiste» (en référence aux journalistes critiqueurs) ou la ministre de la Femme, Sihem Badi, de parler du «mariage coutumier» en termes de «liberté personnelle».
Ensuite, parler sans heurter les uns et les autres. Les spécialistes de la communication politique ont inventé pour cela un terme devenu un véritable concept «le politiquement correct». Assimilé par quelques-uns à l’hypocrisie, «le politiquement correct» consiste à adoucir excessivement les formulations. Pour ce faire, certains conseillent aux politiques d’utiliser un vocabulaire bien ficelé qu’ils traduisent par une liste d’expressions. Ainsi, «un handicapé» devient «une personne à besoin spécifique», «un mensonge» devient «une contre-vérité», la misère est une exclusion“, l’immigration est la diversité, un noir est un homme de couleur, un chômeur est un demandeur d’emploi… Ces mots et bien d’autres sont aujourd’hui passés dans notre vocabulaire sans qu’on s’en rende compte.
«Gouverner, c’est faire croire»
Enfin, toujours relativiser sinon exprimer une autre lecture. Ainsi, un homme politique verra une crise comme une chance pour prouver que l’on peut relever les défis; la critique acerbe comme l’expression libre des pensées; un opposant comme un adversaire politique qui participe au débat d’idées; une décision contraire à nos intérêts comme une décision qui a été prise à l’encontre de beaucoup de parties, est en train d’être sérieusement examinée et qui ne semble pas pour le moment avoir les effets que l’on imagine…
Cette manière de faire a ces adversaires. Mais, l’expérience montre que les politiques lorsqu’ils vont au charbon n’ont pas d’autre choix que de l’adopter.
Inutile de préciser que chaque intervention est bien préparée dans l’objectif de distiller seulement les messages que l’on veut faire passer et que les communicants imaginent pour les politiques les questions qui pourraient être posées et les réponses qui pourraient leur être apportées. Certains politiques prennent même des cours pour apprendre à maîtriser le parler en public et notamment face à la presse où le franc-parler est banni.
Le penseur italien de la Renaissance, que l’on présente comme un philosophe, un théoricien de la politique, de l’histoire et de la guerre, Nicolas Machiavel (le père du «Machiavélisme», théorie qui consiste à conquérir le pouvoir et à le conserver) affirmait, déjà au 15ème siècle, que «gouverner c’est faire croire». Pour signifier à ceux auxquels il adressait notamment des conseils et apprenait «des règles de conduite» la primauté de la communication dans la politique.