Selon le penseur suisse d’origine égyptienne, Tariq Ramadhan, figure emblématique de la mouvance islamique rénovée, les révolutions qu’ont connues certains pays arabes, en 2011, ont obéi à un agenda occidental concocté, depuis 2003, à l’effet de déstabiliser des dictatures mafieuses ne servant plus ses intérêts et, de plus en plus, enclines à composer avec leurs redoutables concurrents du sud-est asiatique. Il s’agissait, à ses yeux, de consacrer un nouveau redéploiement géostratégique devant favoriser, en faveur de l’Occident, une plus grande ouverture des marchés arabes lesquels sont jugés encore fermés à la concurrence internationale.
Conséquence: ces soi-disant révolutions boostées, en partie, par des cyberdissidents formés par le géant américain Google et ayant eu droit à des connexions satellitaires spéciales en période de musellement total du net, n’étaient que de simples «soulèvements» téléguidés qu’il faudrait, néanmoins, en prendre acte, valoriser et exploiter à bon escient aux fins de réinventer le monde arabe et de mieux positionner ses intérêts dans un monde multipolaire.
Il a tenu à marteler que la Tunisie est le seul pays arabe à avoir réalisé des avancées, dans cette perspective, et est ainsi la nation la mieux indiquée et la mieux préparée pour donner l’exemple. «Ce n’est pas parce qu’on aime le dire, on le sent, il y a quelque chose de tunisien qui peut réussir», a-t-il-dit.
Cependant, Tariq Ramadhan, qui était invité, les 25 et 26 février, par la librairie El Kitab à donner des conférences, à Tunis, a estimé que pour aller de l’avant, les Tunisiens, toutes catégories confondues, se doivent de transcender les débats stériles et improductifs sur la laïcité-islamisme, identité arabe, pratiques et rites…, de dépasser la pensée monolithique et le stade de diabolisation des uns et des autres, de se consacrer à l’édification d’un modèle démocratique où coexisteraient laïcs et islamiques.
Il a invité les Tunisiens à mettre de côté leur émotivité, à s’engager, à s’ériger non pas en force d’opposition systématique comme c’est le cas actuellement, mais en force de propositions, à se responsabiliser, à se prendre en charge, à se questionner constamment, à ne plus surenchérir sur la foi des uns et des autres ou encore sur le patriotisme des uns et des autres… La règle à suivre est, selon lui, très simple: «Tu es dans ce que tu donnes au pays».
Pour Tariq Ramadhan, l’enjeu majeur pour les Tunisiens est de communiquer entre eux et de débattre des véritables problèmes qui engagent l’avenir du pays. Au nombre de ceux-ci, il a cité l’éducation, la pauvreté, la justice et l’économie.
Au sujet de l’économie, il a mis en garde tout mouvement politique qui remporterait le pouvoir contre toute tentation de la faire dépendre, de nouveau, de l’Occident qui, pour défendre ses intérêts, a-t-il-dit, est toujours disposé à s’accommoder, sans état d’âme, avec toutes les dictatures, qu’elles soient laïques ou d’obédience islamique.
Il a déploré dans ce contexte l’empressement des gouvernements tunisiens de la post- révolution de s’être jeté dans les bras d’instances ultralibérales comme le G8 et les institutions de Brettons Wood (Banque mondiale, FMI…) sans évaluer les incidences de tels engagements. Ces mêmes engagements qui n’avaient abouti, dans le passé, à rien de productif pour les Tunisiens et les a poussés à se soulever, un certain 14 janvier, contre les effets pervers de l’ultralibéralisme.
Il a mis en garde, également, contre tout alignement aveugle sur les positions et intérêts des pays émergents comme la Chine qui, a-t-il rappelé, est certes une grande puissance économique mais demeure, en même temps, un pays non-démocratique notoire avec lequel il faudrait coopérer avec beaucoup de lucidité.
Tariq Ramadhan estime que la solution réside, dans l’option pour la diversification des partenaires, pour la diversité et l’exploitation judicieuse du partenariat multipolaire «win-win» (gagnant-gagnant). Il a suggéré pour le cas de la Tunisie de revoir, sur de nouvelles bases, son accord d’association avec l’Union européenne et de penser à tisser des relations de partenariat avec des pays comme l’Inde, la Turquie, l’Afrique du sud et le Brésil.
Concernant le dossier de l’éducation sur lequel il s’est beaucoup attardé, il a qualifié d’inadmissible la fâcheuse tendance de la Tunisie à former des générations d’étudiants, à les envoyer en Occident pour perfectionner leur savoir-faire, et surtout, à accepter, dans l’indifférence totale, qu’ils ne reviennent jamais au pays, même si certains d’entre eux ont la possibilité d’y gérer un patrimoine.
L’alternative à cette situation consiste, pour lui, à prendre en charge ce dossier stratégique, à le moderniser, à y ancrer des traditions de l’esprit critique et à en faire un secteur compétitif et un ascenseur social, comme c’est le cas en Turquie, le seul pays qui, à ses yeux, voit ses étudiants revenir au bercail.
Quant à la justice, il a plaidé pour son indépendance totale et pour son assainissement de tous les juges véreux.
Tariq Ramadhan devait évoquer ensuite la pauvreté et l’enjeu de l’éradiquer, relevant que la gestion efficiente de l’économie, tout autant que la mise en place d’un système éducatif de bonne qualité et la disponibilité d’une justice indépendante sont à elles seules suffisantes pour la faire reculer à moyen et long termes.
Par delà cet angle spécifique des interventions de Tariq Ramadhan, il faut dire que la conférence magistrale qu’il a donnée dimanche (26 février 2011), au Palais des Congrès, devant plus de deux mille personnes, était un appel à l’intelligence, un hymne à la religion libératrice des énergies, à la spiritualité, à l’affirmation de la spécificité dans l’universalité et la multipolarité, à l’esprit critique et à l’engagement pour la réalisation des objectifs de la vie.
A méditer.