Hier, j’ai demandé à un jeune de treize ans s’il connaissait la date
d’indépendance de la Tunisie. Sans hésitation aucune, il me répondit avec l’air
de me dire: «comment tu ne le sais pas? Le 7 novembre 1987!».
Voilà où on en est avec toute une génération. Celle des moins de 30 ans. Cette
période pendant laquelle Ben Ali a régné sans partage sur la Tunisie a connu une
perte des valeurs, une dépravation des mœurs, un clivage et une injustice
sociale jamais égalés dans l’histoire contemporaine de notre pays.
Certes, nous avons souffert de l’aire Bourguiba surtout vers ses dernières
années. Mais cela n’a, à aucun moment, jamais dépassé le cadre politique de la
question. Le cadre éducatif était valorisé et les lycées secondaires comme la
alaouiya, le collège Sadiki, les lycées Khaznadar, de jeune fille de la rue de
Russie ou même mixte d’El Omrane pour ne citer que ceux de Tunis, sortaient tous
les ans des bacheliers bien outillés socialement. Leurs valeurs éducatives et
leurs normes sociétales étaient tout à fait en phase avec notre culture
arabo-musulmane empreinte de tolérance et d’esprit critique. Ces valeurs
permettaient de nuancer entre la modernité qui s’inscrit dans le cadre du
modernisme initié vers la fin du XIXème neuvième siècle et au début du XXème et
l’extravagance libertine occidentale rejetée systématiquement.
L’arrivée de Ben Ali au pouvoir s’est distinguée par la marginalisation
systématique de tout ce qui symbolisait les valeurs de la société d’antan.
L’Etat s’est vu spolié de son rôle de leader, en particulier dans le système
éducatif. Le secteur privé a été valorisé donnant à l’argent une connotation
arrogante et très condescendante. Aussitôt une nouvelle classe sociale a vu le
jour prônant des valeurs aussi tape-à-l’œil qu’elle est, elle-même, déracinée et
en mal de référence communautaire, sociétale et même de foi. Un gouffre social
installa et avec la répression systématique des mécontents par le système
benalien, le recours à un protecteur ultime se fit sentir dans les couches de la
société les plus fragilisées économiquement. La religion étant le rempart des
plus faibles, une bonne partie de la société s’y était refugiée en attendant des
jours meilleurs.
Ce n’est qu’à ce moment que sont apparus les premiers signes de malaise social.
La religion à laquelle ont eu recours des jeunes désœuvrés, dont une grande
partie est constituée de diplômés universitaires, est celle qui permet de tenir
tête au plus fort. C’est celle qui a permis d’ébranler le symbole de
l’impérialisme incarné par la première puissance mondiale. C’est la religion des
talibans et des moujahidines afghans qui a su bouter hors de leur contrée une
armée réputée être aussi invincible que celle de l’Oncle Sam. C’est cet islam
qui symbolisait aux yeux de notre jeunesse la résistance à la puissance de
l’argent et à l’aisance arrogante affichée par l’Occident.
Vers la fin des années quatre-vingt-dix et au début des années 2000, nous avons
commencé à voir déambuler dans les rues de notre pays des jeunes habillés de
robes longues surmontées de blousons occidentaux et chaussées d’espadrille à la
manière afghane.
Je veux bien que l’on se refugie dans la religion et peu en importe la raison.
Mais dans un pays comme le nôtre avec la culture islamique que nous avons, de
culte malékite, d’histoire musulmane riche de prêt de quinze siècles, je ne
retrouve aucun justificatif à cet emprunt d’identité que celui de la perte des
valeurs et de l’inculture voire de l’ignorance.
La révolution tunisienne nous a fait découvrir l’ampleur de la pauvreté dans
notre pays. L’ignorance des jeunes de moins de trente ans de leur patrimoine
culturel ainsi que des acquis accumulés des générations durant, ne peut
justifier la perte de notre identité. Nous refusons l’intrusion dans notre vie,
nos mœurs de ces valeurs
salafistes dégradantes et nihilistes. Si nous devions
nous référer à un salaf, ce serait sans nul doute celui de nos aïeuls dont le
culte malékite est renommé par ses valeurs de tolérance et d’amour pour l’autre.
Il est de notre devoir d’orienter ces jeunes de la trentaine et de leur
signifier leur égarement quant à la référence religieuse dont ils se drapent.
Celle-ci n’appartient pas à notre culture, et l’intolérance qu’elle affiche
n’est qu’un épiphénomène qui se réfère à une forme locorégionale de culte
hanbalite qui n’a rien à voir avec notre culture maghrébine. Ce culte
particulier de l’islam ne sert que les intérêts bassement financiers d’une caste
particulière qui a tout à perdre si elle ouvrait les vannes de la tolérance et
de l’amour de l’autre.
Alors de grâce, arrêtons de nous diviser car notre pays est si petit et
unissons-nous autour d’un vrai projet qui n’exclut aucune frange de notre
société tant qu’il est encore temps de se ressaisir.