Les médias publics ne sont pas toujours au diapason des attentes des consommateurs de l’information. Des acteurs de la scène médiatique, à commencer par les journalistes, ne le cachent pas. Mais le sit-in initié, depuis le 3 mars 2012, devant le bâtiment de l’ETT, par les partisans du gouvernement, ne doit pas nous faire oublier qu’il faut croire, sans doute, comme le dit le philosophe français Montesquieu, que «Tout homme qui a un pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu’à trouver des limites». Et que les médias sont, dans ce même ordre d’idées, un régulateur mesurant la vigueur d’une démocratie!
Difficile de les rater si vous prenez la direction d’El Manar à partir de l’Avenue de la Ligue des Etats arabes. Là sur la colline, ils ont installé un campement devant le bâtiment accueillant l’ETT (Etablissement de la Télévision Tunisienne) –la télévision publique-, depuis le 3 mars 2012, date de l’organisation d’une grande manifestation qu’ils ont voulue millionnaire, pour réclamer «une épuration du secteur de l’information».
Ils ont installé quelques tentes dont une grande exigeant, à force de pancartes et de slogans vociférés dans des mégaphones, «l’ouverture des dossiers de corruption, la mise à l’écart définitive des journalistes impliqués dans le black-out imposé aux crimes du régime RCDiste défunt de Ben Ali, la suppression de la taxe sur la radio et la télévision payée par tout ménage dans la facture d’électricité et de gaz et l’octroi des responsabilités à des journalistes libres».
Eux, ce sont, et pour l’essentiel, des défenseurs de l’action du gouvernement dirigé par Hamadi Jebali. Ils estiment que la télévision publique assure un mauvais «traitement» de l’actualité qui concerne le gouvernement auquel elle impose un quasi black-out et ne faisant pas part des réalisations et des acquis de ce dernier.
Une pression en bonne et due forme
Nos sit-inneurs feront-ils plier les journalistes de l’ETT? On l’aura compris, l’action initiée ressemble comme deux gouttes d’eau à une pression en bonne et due forme sur la profession jugée trop «laïque» ou encore trop «gauchisante».
Le phénomène n’est pas nouveau: les médias et notamment la télévision sont toujours soupçonnés d’être rebelles à tout pouvoir. Cette impression prévaut même dans de grandes démocraties. L’ancien Premier secrétaire du Parti socialiste français avait jugé, en 1987, dans une grande émission de télévision, que les journalistes français avaient une lecture un peu libérale de l’économie.
Terrain complexe où se négocient des intérêts les plus contradictoires, le journalisme, du fait qu’il joue un rôle de médiation vital dans toute société (entre le public et ceux qui font l’actualité) et qu’il est exercé par des leaders d’opinion capables d’influencer la lecture que peut faire le public de l’actualité, est constamment épinglé par les publics. Les résultats des baromètres de confiance dans les médias dans de nombreux pays en disent long surcette réalité.
Ceux qui veulent les soumettre à leur diktat ne réussissent pourtant pas toujours. Ces derniers ne réinventeront pas à coup sûr le journalisme qui consiste d’abord à rechercher la vérité. Même lorsqu’ils s’engagent –souvent volontairement- pour une cause, les journalistes sont de ce fait rebelles. Et paraissent aux yeux de beaucoup toujours vouloir fouiner là où il ne faut pas et emprunter des voies sinueuses.
Toujours jaloux de leur indépendance avec quelquefois un gros égo, les journalistes ne plaisent pas toujours. La concurrence qui fait jour dans la profession renforce cette vision des choses qui colle à la peau de la presse. Celle qui dit que «Les journalistes ne s’intéressent jamais aux trains qui arrivent à l’heure». Ou encore que: «Lorsqu’un chien mord un homme, ce n’est pas une nouvelle, mais lorsqu’un homme mord un chien, là c’est une information».
Il est normal, par ailleurs, que de nombreux journalistes soient sensibles aux thèses estimées par certains «gauchisantes». Celles qui font, orbi et urbi, des professionnels des médias des défenseurs de la veuve et de l’orphelin. En fait, de par le métier qu’ils exercent, les journalistes sont au centre des combats pour les Droits de l’Homme et notamment le premier d’entre eux, celui de l’expression, de l’opinion et de l’édition.
La Tunisie ne fait pas exception
La confrontation que souhaitent quelques-uns avec les médias publics et notamment la télévision est du reste mal choisie. L’expérience a montré, dans tous les pays du monde, que les éléments les plus actifs et même «virulents» en matière de défense des intérêts des journalistes se recrutent précisément dans les rangs de la presse publique. La Tunisie ne fait pas exception à ce trait de ce phénomène qu’intègrent les sociologues des médias dans leurs analyses.
En Europe, les journalistes du service public sont souvent à l’origine d’expériences innovatrices comme, par exemple, les sociétés de rédacteurs ou des lecteurs. Des structures créées en vue d’être un contrepoids au pouvoir des patrons de presse.
La pression que semblent vouloir exercer aujourd’hui les partisans du gouvernement de M. Jebali sur les médias publics ne doit pas cependant éluder le fait que ces derniers ne sont pas toujours au diapason des attentes des consommateurs de l’information. Des acteurs de la scène médiatique, à commencer par les journalistes, ne le cachent pas. Ils soulignent souvent que nous sommes en Tunisie encore loin de ces médias «du public», pour reprendre une formule chère au patron de presse français, Hervé Bourges (voir «La télévision du public», Paris: Flammarion, 1993, 286 pages). Des médias qui œuvrent pour un réel pluralisme des idées et pour la satisfaction de tous les goûts. Pour ce faire, ils ont déjà entrepris des actions qu’il faut sans doute encourager comme la mise en place de Comités de rédaction élus et l’élection des rédacteurs en chef.
Elle ne doit pas nous faire oublier qu’il faut croire, sans doute, comme le dit le philosophe français Montesquieu, que «Tout homme qui a un pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu’à trouver des limites» (L’esprit des lois, 1748). Et que les médias sont, dans ce même ordre d’idées, un régulateur qui mesure la vigueur d’une démocratie!