L’homme est complètement sonné. Il arrive à la maison tard après son boulot, et
après le calvaire du bus jaune qui a mis un temps fou à venir et un autre temps
fou à se frayer un chemin dans les embouteillages monstres de la capitale après
18 heures. Il passe par la mosquée de sa banlieue pour prier. Il ne rate jamais
la prière du Maghreb à la mosquée quand il le peut comme celle du vendredi. Il
croise comme tous les jours les nouveaux maîtres du lieu, ces «afghano-pakistanais»
aux soutanes noires qui ont investi sa mosquée et qui entendent faire régner «la
Chariaâ» du bon Dieu que pourtant il applique depuis toujours.
Il fait rapidement ses devoirs et s’en va sans daigner adresser la parole à
personne. Il passe par le «volailler» du quartier rien que pour vérifier que le
prix du kilo de viande de poulet n’a pas trop déraper. Ouf! Il est comme hier, à
5 dinars moins quelques centimes. En rentrant, il remarque que le nouveau
marchand de légume, qui s’est installé depuis la révolution sans patente ni
déclaration sur la place, est toujours là et ses prix sont toujours de plus en
plus chers. Au début, ce marchand amenait ses légumes dans une vieille Isuzu, le
voilà aujourd’hui avec un D’Max fringante. Voilà où va notre argent, se dit-il!
L’homme est complètement sonné. Les amis qui avaient l’habitude de se rencontrer
au café pour un dernier «capucin» avant de rentrer se font rares! D’ailleurs, il
a de moins en moins envie d’y aller. La discussion porte inévitablement sur les
faits et gestes d’Ennahdha et des salafistes ou des gens de «Zéro virgule» que
personne n’a vus dans le quartier depuis les dernières élections. Du coup, il
rentre directement à la maison.
Il s’installe devant la télé avec son épouse. Sa fille ainée, diplômée d’un ISET
«je ne sais quoi» est toujours au chômage et l’ainé de ses fils est allé
s’engager dans l’armée, quittant l’école et la maison. Il a bien fait
d’ailleurs! Madame commence à parler de choses et d’autres, il écoute d’une
oreille distraite et murmure son dépit sans grande conviction.
L’homme est complètement sonné. Il pense à ce qu’il pourrait faire pour
«joindre» les deux ou trois bouts de son salaire et ce qu’il trouverait à dire
pour payer «l’étude» de son cancre de fils qui est toujours en 8ème année, à ce
qu’il faut faire après avoir payer le loyer et l’électricité pour acheter ce
qu’il faut à manger de nouilles et de tomates …
L’homme est complètement sonné. Il regarde d’un demi-œil le programme de la
chaîne nationale ou des énergumènes bigarrés discutent pour la énième fois sur
des sujets surréalistes de liberté et de dignité. Il ahane profondément et
s’endort dépité. Il pourra se réveiller demain. Et ça sera la même chose!