Qui aurait imaginé que 56 ans après son indépendance, la Tunisie se retrouverait à nouveau à la case départ en train de chercher la voie qui lui convienne le mieux?
Après l’important sit-in organisé le 16 mars dernier devant le siège de la Constituante par des centaines de Salafistes, ceux-ci ont appelé à revenir à la charge, demain 20 mars, afin de scander de nouveau leur désir de faire de la Chariaâ islamique le texte-référence de la Constitution. Dans le même temps, et principalement sur le réseau Facebook, des voix s’élèvent pour inviter à une grande marche, le même jour, sur l’Avenue H. Bourguiba afin de manifester pour l’adoption des grands principes de la démocratie dans le texte de la Constitution.
La partie, demain comme dans les jours et les mois qui suivront, semble serrée, mais il faut dire que, déjà, c’est un fait tout à fait démocratique que le peuple exprime librement, quoique dans la divergence totale, ses préférences. Seule inquiétude: la partie, comme dans un match de rugby, se joue bel et bien sur le terrain; par conséquent, le risque de voir la situation déraper est à prendre vraiment au sérieux, l’affrontement, un jour ou l’autre, entre les deux coalitions ne pouvant que dégénérer.
C’est que, contrairement aux compétitions sportives, les parties de caractère politique (hormis les meetings populaires qui se tiennent isolément) ne se jouent que sur le papier, aux urnes, jamais sur le terrain; elles ne réunissent jamais, en tout cas, le même jour, et même dans des endroits différents, les adversaires. Car le risque à courir est franchement grand. D’ailleurs, il y a eu récemment un précédent: entre l’UGTT et les partisans d’Ennahdha, le pire a été évité de justesse.
Sauf si, 56 ans après son indépendance, le peuple tunisien veut s’amuser à adopter un esprit de fellaga, il faudrait user de beaucoup de lucidité et se dire que cela ne servirait les intérêts de personne que la Tunisie s’achemine aujourd’hui vers un bain de sang inutile et absurde. Notre révolution nous a coûté environ trois cents morts: c’est largement suffisant. Contrairement à la première qui a balayé le dictateur, une deuxième révolution ne fera point de gagnant: nous serons tous perdants. Nous perdrons en temps: des années blanches pour nos étudiants et même nos lycéens. Nous perdrons sur le plan économique: la cherté de la vie partira en flèche cependant que nous aurons davantage de chômeurs sur les bras. Nous perdrons en vies humaines. Et rien ne sera réglé pour autant. Rien! Nous ne ferons que du sur-place dans la même case départ. Indéfiniment.
Le plus sage à faire aujourd’hui serait d’apprécier, sans trop s’agiter, les données dont nous disposons. Nous avons un gouvernement et un président de la République provisoires. Même s’ils caressent l’intention de s’éterniser dans leurs fauteuils, ils ne seront de tout temps perçus que comme provisoires. Nous avons pu attendre 23 ans dans le silence, pourquoi ne pas accorder à ce gouvernement provisoire le bénéfice du doute et attendre encore quelque temps pour voir les résultats?
Puis, nous avons deux fronts bien distincts et à visage découvert: d’une part, les inconditionnels d’une démocratie de fait, inaliénable et irréversible; de l’autre, les Salafistes qui, s’ils ne sont pas les soldats des Nahdhaouis, sont du moins leurs demi-frères ou leurs cousins et œuvrent pour l’application stricte de la Chariaâ islamique.
Nous ne nous autorisons pas, ici, à dire qui a raison et qui a tort (nous n’en sommes pas habilités; et puis, chacun a sa propre opinion sur la question), mais on voudrait insister sur le fait que tout éventuel affrontement entre les deux camps serait lourd de conséquences et parfaitement stupide. En tout cas, ni la Chariaâ islamique ni la démocratie n’ont incité jamais à la barbarie, la violence et la haine.
Le mieux à faire, pensons-nous, est à présent de se garder d’envenimer la situation, d’exacerber la haine, et de ne point exciter davantage les nerfs des uns et des autres. Il faudrait nous rappeler que nous allons, à court ou long terme, vers des élections importantes, celles-là mêmes qui diront si la Constitution sera démocratique ou islamique. Car il n’appartient à personne de crier grotesquement dans la rue «Le peuple veut…». Qui lui a dit que le peuple veut ceci ou cela? Qui l’a chargé de parler au nom du peuple? Ce ne seront pas les cinq mille, et même cinquante mille, Salafistes qui décideront pour le peuple tunisien; ce ne seront pas les quatre cent mille, et même deux millions, de démocrates qui décideront pour le peuple. Seul le peuple tunisien –mûr, cultivé et souverain– dira de sa propre bouche ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas. Cela, il le dira dans l’isoloir des urnes.
Et c’est ce jour-là –pas demain, malheureusement– que nous fêterons comme il convient l’indépendance des esprits tunisiens.