Y a-t-il liaison plus dangereuse que celle du pouvoir et de l’argent?
Ben Ali l’avait compris, lorsque sur les conseils d’un banquier «ami», il a été encouragé à tisser des liens avec les principaux acteurs économiques. Faute d’une relation gagnant/gagnant toujours à son profit, c’est une toile d’araignée qu’il a tissée autour de ces hommes d’affaires tunisiens, les flattant des fois, se montrant généreux pour mieux les posséder, les rapprochant ou les éloignant selon l’impératif de l’heure et préparant à leur insu des «dossiers compromettants» pour en faire usage s’ils se montrent désobéissants ou s’ils «grandissent» plus qu’il n’en faut. A son goût.
A force de se mêler de politique, nombre d’hommes d’affaires tunisiens-il y en a heureusement beaucoup qui échappent au lot- ne se sont pas vraiment occupés de leurs affaires, comptant sur leurs complicités au pouvoir et leurs appuis. La confusion entre intérêt général et intérêt privé, appelée à juste titre conflit d’intérêts, s’est aujourd’hui déplacée dangereusement vers le droit pénal. En témoignent toutes ces affaires à tort ou à raison soumises à la justice et les centaines d’hommes d’affaires interdits de voyage parce que leurs noms ont été cités dans une affaire sans dossiers et sans preuves de culpabilité.
Après le 14 janvier, nous aurions cru nos hommes d’affaires repentis et animés de meilleures intentions quant à la conduite à tenir dans un pays qui ambitionne de se débarrasser des pratiques malsaines du passé qui ont érigé les passe-droits et la corruption en règles de loi et de comportement. Mais non, les vieilles habitudes ont la peau dure, et comme le dit le dicton bien de chez nous «Is’al ala Sahbik istaghnachi, kallou ettabia hia hia».
Les vieux mécanismes ont repris le dessus et voilà nombre de ces personnalités importantes du monde économique qui se mettent de nouveau à courtiser le nouveau pouvoir, oubliant que les hommes passent, ne restent que les institutions. On les siffle, ils courent… C’est comme si, en ne répondant pas présents aux hommes de pouvoir, ils allaient s’évaporer, disparaître. Partout dans le monde, le politique courtise l’économique, sauf dans notre pays… Et ceux-là mêmes qui pendaient aux «jupons» de l’ancien régime le font avec autant de naturel avec celui d’aujourd’hui. «Incroyable, cet engouement pour le parti Ennahdha, je n’ose même pas citer les noms tant je suis choqué; ils sont partout et ils courtisaient le RCD et Zine El Abidine Ben Ali avec la même ardeur qu’ils courtisent aujourd’hui le parti au pouvoir», s’étonne un observateur averti de la scène économique tunisienne.
Pour sa part, Wided Bouchammaoui, présidente de l’UTICA n’y va pas par quatre chemins, pas question de mêler affaires et politique: «Pour moi, il faut avoir devant soi les institutions et le pays. Nous sommes à leur service. Les politiques passent, la Tunisie reste et c’est elle que nous devons servir en tant qu’acteurs économiques».
Chercher coûte que coûte des complicités dans le pouvoir n’a d’autres explications que celle de dissimuler de mauvaises pratiques, d’avoir des avantages que d’autres ne pourront pas avoir par force de loi ou de s’adonner à des affaires illégales, car dans un Etat de droit, la suprématie revient à la loi et non aux occupants des lieux, du reste provisoire aussi longtemps qu’ils restent. D’ailleurs le fait que la loi complémentaire sur la Finance ait été faite sans une consultation préalable des institutions patronales prouve à quel point les représentants du secteur privé sont marginalisés dès qu’il s’agit de décisions déterminantes pour eux et pour l’économie du pays.Est ce leur faute? Doivent-ils faire preuve de plus d’audace et oser s’imposer en tant que vis-à-vis incontournable dès lors qu’il s’agit d’affaires économiques?
Que font nos hommes d’affaires au lieu de s’investir dans la vie sociale de leurs compatriotes comme le font la plupart des hommes d’affaires de par le monde en accordant des bourses, en finançant des fondations et en s’adonnant au mécénat culturel et social? En un mot, en étant des entreprises citoyennes? Les nôtres étudient le terrain et parient sur le cheval gagnant pour avoir les meilleures protections. Dans le jargon de la mafia, cela s’appelle du racket consenti ou pour revenir toujours à nos dictons populaires «Ifrich talka ma titghatta».
Des personnes qui, au lieu de renforcer et d’appuyer leurs institutions comme l’UTICA ou la CONECT -structure patronale qui vient de naître-, font des pieds et des mains pour se rapprocher des dirigeants au pouvoir?
Un homme d’affaires de la place notoirement connu pour ses liaisons plus que dangereuses avec la sphère familiale Ben Ali et même de grandes personnalités politiques, s’est découvert aujourd’hui de grandes affinités avec le parti Ennahdha à tel point qu’elle n’arrête pas de crier haut et fort qu’aucune décision n’est prise sans qu’on le consulte lui, qui servirait entre autres d’intermédiaire entre le parti au pouvoir et une puissance étrangère…
Il n’est pas le seul d’ailleurs, nombreux sont ceux qui se sont découverts pieux et pratiquants… Comment est-ce que la Tunisie peut compter sur des personnes qui ne sont même pas honnêtes avec elles-mêmes, n’hésitent pas à brader toutes les valeurs de la démocratie, du mérite et de l’intégrité pour tenter d’obtenir des privilèges auprès du pouvoir?
«Pour moi, la communauté d’affaires doit être une force de proposition. Nos échanges avec les politiques doivent se passer dans un cadre institutionnel et servir à faire valoir des suggestions et des stratégies de développement économique et du secteur privé, car nous maîtrisons le terrain et nous sommes plus aptes à discuter des problématiques au niveau du climat d’affaires», indique Douja Gharbi, vice-présidente de la CONECT.
Des bruits circulent à propos de certains hommes d’affaires peu scrupuleux qui auraient financé des activités de salafistes. Espérons que ce n’est pas réellement justifié, car entre courtiser un parti régnant élu par les urnes et financer des extrémistes, il y a des lignes rouges que l’on ne doit pas franchir au risque de mettre en péril la stabilité du pays, et faire des affaires rime aussi avec stabilité et sécurité.