Depuis son accès au pouvoir, il y a quatre mois, le gouvernement provisoire de Hamadi Jebali
a nommé 16 gouverneurs nahdhaouis sur un total possible de 23. Ces
nominations partisanes lui ont valu de vives critiques de la part de
l’opposition, des observateurs et de l’opinion publique. Point d’orgue de cette
réaction, le sit-in d’une partie de la population de Monastir devant le siège du
gouvernorat pour protester contre la nomination du nouveau locataire nahdhaoui,
Habib Sithom.
Dans l’ensemble, ceux qui déplorent ces nominations estiment que ce gouvernement
provisoire a reçu, en principe, pour mission précise d’élaborer, dans un délai
d’un an et demi, au plus tard, la Constitution et de gérer les affaires
courantes du pays. En conséquence, il n’avait pas, à leurs yeux, le droit de se
comporter comme s’il était investi d’une légitimité électorale définitive qui
l’habilite à gouverner et à nommer les siens sans que l’exigence de compétence
soit toujours respectée.
Du côté du pouvoir, la tendance est à minimiser l’affaire et à la banaliser.
Interpellé sur ce dossier,
Rached Ghannouchi, leader du mouvement
Ennahdha, a
déclaré que la nomination de cadres nahdhaouis aux hauts postes de
l’administration locale et régionale ne relève pas du scandale politique. «Tout
parti politique au pouvoir œuvre naturellement à s’entourer d’hommes de
confiance et proches de ses stratégies», a-t-il-dit.
Lui emboîtant le pas, Oussama Bouthelja, chargé de mission au cabinet du
ministre de l’Intérieur fait observer qu’«il est tout à fait naturel que le
Premier ministre nomme, sur proposition du ministère de l’Intérieur, les
gouverneurs qui servent mieux le projet politique de son parti, en l’occurrence
le parti Ennahdha, relevant que le poste de gouverneur est par excellence un
poste politique».
M. Bouthelja a tenu à préciser dans des interviews aux radios locales que «la
critique de ces nominations a porté essentiellement sur l’appartenance politique
des gouverneurs mais jamais sur leur compétence», compétence qu’il confond, ici,
avec le haut niveau d’instruction des personnes nommées (ingénieurs, juristes…)
et non avec leur aptitude managériale et politique.
Pour le parti Ettakatol, partenaire d’Ennahdha dans la Troïka, la surprise est
totale. Son porte-parole, Mohamed Bennour, a réagi timidement en indiquant qu’en
principe «les nominations administratives ne sont pas un gâteau à partager et
que la seule règle majeure à respecter, pour son parti, réside dans la
compétence des cadres nommés».
Pour l’opposition, cette fâcheuse tendance du gouvernement à s’entourer
exclusivement de cadres nahdhaouis, est un scandale politique qui rappelle les
pratiques autoritaires de Bourguiba et de Ben Ali.
Selon Abdelwahab Heni, président du parti «Majd» ces nominations ont des relents
de «putsch institutionnel» tant elles violent le statut préfectoral adopté le 21
juin 1956, loi qui institue les critères en vertu desquels les délégués et
gouverneurs sont nommés.
Cette législation stipule que les postulants à ces postes doivent prouver qu’ils
ont exercé dans la fonction publique au moins dix ans pour les gouverneurs et
cinq ans pour les délégués, qu’ils s’engagent à suivre un stage pour leur
initiation à leurs nouvelles fonctions et que leurs proches (femmes et enfants)
n’exercent pas des activités lucratives dans les régions et zones qu’ils gèrent.
Cette même loi stipule que le concours interne est la règle pour les délégués et
que le gouvernement ne peut nommer, de son propre gré, qu’un quart des
gouverneurs.
Autre critère prévu par cette loi, la discussion au préalable, au sein du
conseil des ministres de ces nominations, ce qui n’a pas été le cas lors de la
nomination des nouveaux gouverneurs des régions du pays avec l’actuel
gouvernement.
Au-delà des motifs «peu convaincants» qui ont amené Ennahdha à nommer ses sbires
à la tête des gouvernorats et à dévoiler ses intentions hégémoniques, et au-delÃ
de l’argumentaire de l’opposition, de telles pratiques qui étaient le credo de
Bourguiba, de Ben Ali et actuellement d’Ennahdha, témoignent, plus que jamais
que la classe politique tunisienne demeure sous-développée et que l’Etat, en
tant qu’Institution pérenne intemporelle qui doit s’appuyer sur de véritables
commis neutres et compétents et transcender ainsi le cadre étroit des partis,
n’est pas, hélas encore assimilé.
Il semble qu’après l’acquis des libertés conquises, au prix fort, à la faveur de
la révolution, le véritable combat des Tunisiens qui ont pâti, cinq décennies
durant, de l’identité parti-Etat, doit se concentrer sur la libération de
l’Institution-Etat et sur la consécration, par tous les moyens, de
l’irrévocabilité de son indépendance vis-à -vis des partis.