Juste après la chute de Ben Ali, Transparency International France (TIF), présidée par Daniel Lebègue, a porté plainte en vue d’obtenir le gel et la saisie des avoirs des familles de l’ancien président, en vue de leur restitution à la Tunisie.
«Transparency International France a déposé une plainte pénale pour que la justice soit officiellement saisie, parce qu’elle a des moyens d’action plus importants que l’administration. Notre plainte permet de renforcer les moyens juridiques dont disposent les autorités françaises pour geler, séquestrer et, le moment venu, restituer les avoirs».
«Ce sont les autorités françaises qui conduisent les recherches et l’action de blocage des avoirs. Les autorités françaises c’est à la fois l’administration –ministère des Finances, Tracfin, les services de la police française spécialisés dans la lutte contre la délinquance financière- et la justice».
«Nous sommes en plein accord avec ce que fait notre gouvernement et, en particulier, notre ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, et ses services. Il est très actif sur ces questions. Mais si Transparency International France a déposé plainte auprès du procureur, pour la Tunisie, l’Egypte, la Libye et, maintenant, la Syrie, c’est pour renforcer et compléter l’action publique, officielle. Car l’administration peut faire un certain nombre de choses, mais il y a des limites à son action».
Tracfin peut geler des comptes en banque, bloquer une vente ou un transfert d’actifs pendant quarante-huit heures. Et tant que la justice n’est pas saisie, qu’une mesure temporaire de gel des avoirs fait l’objet d’un recours par les avocats de M. X ou Y, l’administration ne peut pas maintenir le blocage de manière durable.
Pour éviter que des comptes en banque ou des avoirs s’évaporent, il faut que la justice –c’est-à -dire le parquet, le ministère public ou un juge d’instruction désigné- intervienne.
Où en est la procédure engagée il y a un an?
Daniel Lebègue : Nous avons déposé plainte pour corruption et détournement de fonds auprès du procureur de la République de Paris. Ayant reçu la plainte, le parquet a ouvert une information judiciaire pour mener une enquête en vue de collecter des informations auprès des différents services de l’administration -Tracfin, la police, les douanes, etc.- qui, eux-mêmes, ont des moyens pour mener auprès des banques, des intermédiaires boursiers, des notaires, etc. toute investigation utile à l’identification des avoirs et des biens qui auraient été constitués de manière illégale en France.
Cela veut dire que tous les services administratifs et de justice sont en alerte et ont la responsabilité de prendre les mesures nécessaires –on les appelle en droit les mesures conservatoires- pour éviter la fuite des capitaux et la vente des actifs.
A ce sujet, je suis assez confiant, parce que les autorités françaises ne vont pas prendre le risque de laisser fuir des avoirs, c’est un risque politique et juridique trop grave pour notre pays. Mais le point sur lequel nous, Transparency International France et notre avocat, William Bourdon, ne sommes pas satisfaits, c’est que nous avons très peu d’informations venant du parquet.
Nous avons déposé une plainte et il me semble normal comme plaignant d’avoir une information: est-ce qu’on a identifié les comptes en banque, les biens immobiliers, quelles sont les mesures conservatoires prises, etc. Pour l’instant, nous avons très peu d’informations à ce sujet.
A plusieurs reprises, William Bourdon a fait la démarche auprès du ministère des Finances et du parquet, mais nous n’avons pas eu d’informations. Et personne n’en a. Y compris les journalistes qui, lorsqu’ils posent des questions, s’entendent répondre: “nous faisons notre travail, et le secret de l’instruction nous empêche de vous donner l’information“. “Mais, ajoute-t-il, dès que nous aurons reçu une demande officielle d’assistance –et ils l’ont reçu depuis- des autorités tunisiennes nous y répondrons“.
A-t-on déjà saisi des avoirs?
Nous savons qu’un certain nombre de comptes en banque ont été identifiés et gelés. Mais le chiffre qui nous a été donné en mai-juin 2011 –depuis on n’en a pas eu d’autres- est un chiffre modeste: 11 millions d’euros détenus sur des comptes en banque.
Ensuite, Tracfin et le parquet ont identifié des biens immobiliers appartenant aux familles Ben Ali-Trabelsi et à un certain nombre d’autres –dès le départ la France avait retenu la liste de l’Union européenne sur laquelle figuraient 45 noms. Tracfin et le parquet ont interrogé les banques, les notaires et un certain nombre d’autres intermédiaires et nous disent qu’ils estiment avoir une bonne information, une bonne photographie des actifs immobiliers détenus par les intéressés en France. Ils nous ont dit cela mais ne nous ont pas donné la liste.
Lorsqu’il a reçu les ONG, T.I.France, en juin 2011, au moment où il présidait le G20, Nicolas Sarkozy nous a dit que la France souhaite coopérer pleinement, apporter toute son assistance aux nouveaux gouvernements issus des révolutions arabes, notamment dans la restitution d’avoirs constitués de manière illicite, en France, et que ces procédures soient menées de manière aussi efficace et rapide que possible.
J’ai alors dit au président: «Oui, monsieur le président, mais comme vous le savez, les procédures sont longues et complexes et il serait sans doute souhaitable de réviser la loi française et de proposer à tous nos partenaires du G20 d’en faire de même pour faciliter gel, séquestration, et restitution d’avoirs illicites». Le président m’a répondu: «Oui c’est un des objectifs de la présidence française du G20 que d’améliorer en France et dans les autres grands pays les procédures de restitution, l’assistance mutuelle entre pays pour rendre les choses plus simples, rapides et efficaces».
Nous avons également suggéré au président Sarkozy d’adopter en France le même dispositif légal que la Loi Duvalier adoptée en Suisse, après la chute Ben Ali, et qui autorise à l’administration de geler, saisir des avoirs étrangers présumés illicites en renversant la charge de la preuve. Désormais, il n’appartient plus à la justice de démontrer que des avoirs sont illicites, mais à la personne incriminée de prouver le contraire, c’est-à -dire qu’ils ont été acquis légalement.
N’y aurait-il pas d’autres moyens d’obtenir des informations sur la progression de la procédure?
Une des manières d’en obtenir serait que le gouvernement français soit interrogé de manière officielle par des parlementaires; parce que là il doit répondre. Il ne peut pas refuser de donner l’information, mais peut répondre en disant: «attention, je vous donne telle information mais elle est couverte par le secret de l’instruction».
Avez-vous essayé d’utiliser ce canal?
Nous avons alerté quelques parlementaires de la majorité actuelle et de l’opposition. Nous avons eu un accueil positif, notamment du côté des parlementaires socialistes. En septembre 2011, avec William Bourdon, nous avons rencontré André Vallini, le responsable de la justice au parti socialiste. André Vallini est sénateur de l’Isère, c’est un avocat et très remarquable spécialiste de la justice financière.
Il nous avait dit qu’il est d’accord pour interroger le gouvernement et que s’il obtenait un accord de ses collègues de l’UMP on pourrait créer une commission d’enquête sur le recouvrement des avoirs illicites dans les pays de la révolution arabe.
Le problème c’est qu’on arrive à la fin de la législature, et que le Parlement a beaucoup de textes à examiner et à voter. De ce fait, André Vallini n’a pas pu concrétiser cette idée. Peut-être que le gouvernement n’a pas facilité les choses; c’est bien possible.
Il n’y a donc pas eu formation de commission d’enquêtes. Toutefois, certains parlementaires ont posé des questions au gouvernement et celui-ci n’y a pas répondu.
Ensuite, comme nous n’obtenions pas de réponses du parquet dans le cadre de notre plainte simple, nous avons décidé de présenter une autre plainte avec constitution de partie civile, qui peut déboucher sur la désignation d’un juge d’instruction. Pour l’instant, le parquet n’a pas encore désigné un magistrat instructeur, mais il devra le faire, c’est la loi.
En mai 2011, vous avez déposé une deuxième plainte.Pourquoi?
Oui, nous avons porté plainte constitution de partie civile (qui permet, à la différence de la plainte simple, de demander au juge d’instruction de déclencher des poursuites pénales et d’être associé au déroulement de l’instruction, ndlr). Deux juges d’instruction ont été désignés (Roger Le Loire et René Grouman, du Pôle financier). Et depuis la présentation de la demande tunisienne d’assistance administrative et judiciaire, fin 2011, les magistrats tunisiens et français sont en relation et travaillent ensemble.
Le clan Ben Ali a mis de l’argent de côté dans d’autres pays. Pourra-t-il être récupéré?
Je n’ai pas d’inquiétude à propos des grands pays de l’OCDE et de l’Union européenne. Ils feront le nécessaire. Mais il y a des centres off-shore, comme Dubaï, qui ne paraissent pas, pour l’instant, très coopératifs. Mais ils sont sous pression. Les chefs d’Etat et de gouvernement du G20 ont adressé une lettre à l’Emir de Dubaï pour lui dire: «on compte sur vous pour participer à la coopération internationale». Le risque, réel, pour Dubaï, qui veut devenir une place financière reconnue respectée, est d’être mise au banc de la communauté internationale, si elle ne joue pas le jeu.