Comme pour narguer le pouvoir en place, des jeunes et des constituants sont derechef descendus hier sur l’Avenue H. Bourguiba dans une nette intention de «réaffirmer leur opposition à la décision prise par le ministre de l’Intérieur» et portant interdiction de manifester sur ce qu’on a qualifié d’«artère de la dignité et de la révolution». On a vu quelques attroupements clairsemés, mais pas de police –ou très peu. En tout cas, il n’y a eu, heureusement, ni grabuge ni affrontement. Et nous devions apprendre, en fin d’après-midi, que Houcine Abassi, SG de l’UGTT, lors d’un colloque à Sousse, aurait défié tout le monde en décidant une marche, à l’occasion du 1er Mai, bel et bien sur l’Avenue Bourguiba.
A quels scénarios possibles faudrait-il s’attendre? A une journée plus ou moins sanglante comme celle du 9 avril? A l’absence totale des forces de l’ordre? Ou à une «réconciliation» forces de l’ordre – manifestants? L’on ne saurait, a priori, imaginer une autre hypothèse. Sauf que ces trois schémas n’augurent rien de positif. Car c’est la notion même de l’Etat –actuel et provisoire, il est vrai– qui est remise à la fois en cause et en question. En cause, en raison de cette décision un peu hâtive et unilatérale qui a fait des blessés. En question, car de telles ripostes de la société civile et des jeunes ne peuvent que fragiliser l’ensemble de l’appareil de l’Etat dans sa faculté et son rôle de décideur. Un Etat dont les décisions ne sont ni écoutées ni mises en application n’en est pas un. Autant disparaître dans ce cas.
Evidemment, il serait plus sage et bénéfique pour tout le monde que la célébration du 1er Mai ne dégénère pas et ne soit pas la énième occasion d’un affrontement inutile entre manifestants et forces de l’ordre; cela ne servirait l’intérêt de personne –bien au contraire, cela enliserait le pays dans le chaos et l’inertie.
Mais dans le fond, il n’est pas inutile de voir les choses sous un autre angle. C’est que l’on n’a pas vraiment l’impression que l’Avenue Bourguiba soit la véritable pomme de discorde. S’il demeure certain que commerçants et hôteliers se disent écœurés et excédés par ces manifestations qui entravent, peu ou prou, leurs activités, il n’est pas sûr que la fameuse Avenue soit l’unique «artère de la dignité et de la révolution» et pour laquelle l’on serait prêt à tout, même à affronter les coups et les bombes lacrymogènes. Il y a en catimini, nous semble-t-il, comme une intention de «casser» désormais toute décision gouvernementale. Auquel cas, si cela se vérifie, c’est la politique de cet Etat provisoire qui ne convainc plus personne.
A la décision prise, paraît-il, par le SG de l’UGTT d’organiser une marche sur l’Avenue à l’occasion du 1er Mai, répondent en écho les propos de Rached Ghannouchi, lors d’une conférence de presse tenue mardi 10 avril 2012, qui clame que «le gouvernement est imperturbable et les manifestations ne nous font pas peur». Autant dire que le bras-de-fer est engagé à présent entre Abassi et Ghannouchi.
Et nous voilà –si rien ne vient calmer les esprits d’ici le 1er Mai– à la veille d’un deuxième 26 janvier 1978 où le différend Nouira-Achour (qu’Allah ait leur âme en pitié!) a fait bien des victimes et des blessés sur cette même Avenue. Bien sûr, les enjeux, hier et aujourd’hui, ne sont pas les mêmes. Mais le schéma est le même. C’est à qui fléchir l’autre.
Une seule question: avons-nous besoin aujourd’hui d’un tel bras-de-fer et d’un tel duel où, comme toujours, c’est le peuple qui doit payer les pots cassés?