Au-delà de toutes les contingences qui pourraient survenir, quelle empreinte devra laisser, dans la mémoire de la transition démocratique, ce mardi 1er Mai 2012? L’instant sera éminemment politique, sans doute. La première force du pays, c’est-à -dire la masse des travailleurs, est attendue à apporter sa touche déterminante dans la «mère des batailles», pour notre pays. Le peuple est dans l’expectative et attend une rupture. Le gouvernement a dit son mot. La Loi de finances complémentaire est sortie. La loi d’orientation économique a été dévoilée. L’une et l’autre restent dans la continuité. Leur schéma social est dépourvu de nouveauté. Le syndicalisme, qui a su prendre des rendez-vous avec l’histoire, et s’y présenter, parfois victorieusement, saura-t-il se réinventer? Ne lui faut-il pas inaugurer un élan d’aggiornamento qui doit faire repartir le pays?
L’interférence entre le rôle syndical et le pouvoir politique
Le syndicalisme national doit beaucoup à l’UGTT. Le rôle historique de la Centrale est indiscutable. Cependant, son parcours a pu parfois s’écarter de son champ strict. La Centrale, avec sa grande capacité de mobilisation, a toujours été tentée d’interférer dans la vie politique. C’était souhaitable, pendant la lutte contre la colonisation. Ca ne l’était plus, dans la logique du lancement de la politique de développement économique. C’est la motion économique de l’UGTT qui a servi de référent à l’édification de l’économie du pays. Mais l’UGTT a raté, pour elle et hélas pour la démocratie dans notre pays, une grande occasion pour s’émanciper politiquement. Au début des années 60, l’UGTT pouvait très bien être à l’origine d’un parti travailliste. Elle a préféré rallier le parti destourien qui a accepté, en échange, sa conversion en parti socialiste destourien. Depuis, le syndicalisme a perdu –un peu- sa vocation d’éclaireur de la croissance économique, donc de partenaire social, pour garder un poids de force politique. Cette posture l’a engagé sur la voie du syndicalisme revendicatif celui-là même qui a maintenu les pays d’Europe du sud dans un retard économique par rapport à leurs voisins du nord.
Le pluralisme syndical et l’idéal révolutionnaire
La physionomie syndicale a su composer avec le pluralisme. Se posera toujours un problème de positionnement et de base de représentativité. C’est naturel, on a envie simplement de leur dire que cette profusion ne doit pas se dissoudre dans des querelles d’affrontements. Jusque-là le syndicalisme a monnayé sa présence sur la scène sociale en étant sur la défensive. C’est ainsi qu’il a cautionné la politique des revenus. La révision triennale des salaires avait un seul effet. C’est celui de masquer la faible performance de l’économie tunisienne. L’Etat était complice au premier degré. C’est lui qui, par une politique monétaire désastreuse, a institué une fausse paix sociale retardant l’affranchissement de l’économie tunisienne vers plus de compétitivité et de réformes. D’ailleurs, on se souvient que pour couvrir le retard de compétitivité de l’économie, le PIB n’est plus exprimé en dollars US mais en dinars tunisiens. L’inflation poursuivait sa croissance infernale. Du reste, le coût du logement et celui de la santé ont grimpé de manière déconcertante. Les salariés et les travailleurs ne peuvent plus vivre sans endettement. En réalité, en réajustant les salaires, on ne répartissait pas la richesse mais de l’illusion. Et c’était une grande source d’injustice. Le pouvoir d’achat baissait, et l’inflation masquée nous rongeait. Le syndicalisme a cautionné cela. Il faut que ça change. C’est à cette condition que le syndicalisme peut rester présent et actif à l’avenir, dans notre pays.
L’enjeu syndical, demain
Au nom de la paix sociale, le syndicalisme tunisien a accepté beaucoup d’amendements au Code du travail pour instituer la flexibilité. Il y a eu du bon et du mauvais. On a su aller vers l’annualisation des salaires dans les secteurs pour qui cela servait d’avantage comparatif dans le jeu concurrentiel imposé par la mondialisation. Mais il y a eu le travail temporaire et les contrats SIVP. Ces derniers n’ont eu pour rôle, grosso modo, qu’à maintenir l’économie dans une certaine léthargie. L’informel, les industries de bout de chaîne, le secteur manufacturier et l’affairisme en ont surtout profité.
Cela peut paraître paradoxal, mais c’est le syndicalisme tunisien qui peut sauver le capitalisme en aménageant les conditions de compétitivité pour l’entreprise, dans notre pays. Le syndicalisme doit muter. De revendicatif, il faut qu’il ait le courage de devenir participatif. Il faut qu’il troque sa capacité de peser dans la rue par sa présence dans le saint des saints, là où se cantonne le pouvoir de décision économique, à savoir les conseils d’administration. Il ne doit pas gagner dans la rue qui est l’espace de l’opposition donc des partis politiques, mais sur le terrain de la compétitivité. Sa présence dans les conseils d’administration garantirait que la gouvernance ait droit de cité au sein de l’entreprise laquelle pourra se convertir à la transparence et à la discipline fiscale.
A l’heure actuelle, exiger des augmentations de salaires ce n’est pas distribuer du pouvoir d’achat mais commuter, des transferts sociaux sur le compte des plus démunis. Si l’économie tunisienne ne sait pas renouer, sous la pression syndicale, avec l’augmentation de productivité, on aura une paix sociale factice et un très faible progrès économique.
N’oublions pas que si la productivité a fait quelques progrès chez nous à la faveur de l’ouverture elle s’est mise en berne depuis. La BERD a montré dans une étude que de 2000 à 2010 notre productivité a été inférieure à 2% et que nous étions, sur toute la période, dernier du groupe de 17 pays compétiteurs directs dont la Chine, la Turquie et le Maroc. Cette contreperformance a rongé nos avantages comparatifs et réduit d’autant notre attractivité pour les IDE.
C’est-à -dire que demain, l’emploi risque de ne pas être au rendez-vous. Les syndicats sont devant un choix historique déterminant. Cela représente un tournant pour notre pays.