1ER MAI – L’UGTT racontée par Taieb Baccouche : de sang, de sueur et de savoir (Partie I)


taieb-baccouche-30042012-320.jpgL’entrée de Taieb Baccouche, universitaire, dans les années soixante-dix, à l’UGTT a exprimé la volonté de feu Habib Achour alors Secrétaire général de la centrale syndicale de la doter de compétences et d’expertises pour pouvoir renforcer son leadership et en faire un adversaire corsé face au loup politique qu’était le Grand Bourguiba.


Ce titulaire d’un doctorat d’Etat en linguistique, d’une agrégation d’arabe, d’un DES en linguistique, d’une licence d’arabe, d’un CES de langue et de littérature françaises et d’un CES d’histoire ancienne et d’archéologie, est enseignant chercheur à l’Université de Tunis depuis 1969 et président de l’Institut arabe des Droits de l’Homme. Entre 1981 et 1984, il a été élu secrétaire général de l’UGTT, une organisation syndicale racée dont l’histoire fut jalonnée de victoires, de luttes et de combats du temps du colonisateur français, sous le joug de Bourguiba, “despote éclairé”, et de Ben Ali, tyran «analphabète».


Qui mieux que lui pourrait raconter une histoire, celle de l’une des plus importantes, des plus engagées et des plus anciennes organisations syndicales du monde arabe?

Récit :

« En 1956, Habib Achour était incontestablement l’allié de Bourguiba. Bien que l’UGTT, née quelques années auparavant ne soit pas une émanation du parti destourien. Il y a eu une première CGTT créée en 1924, avec Mohamed Ali el Hammi et Tahar el Haddad, laquelle n’avait pas été appuyée par l’ancien Destour et a été rapidement réprimée. Elle a toutefois été la pionnière, soit le premier jalon d’un mouvement syndical national dont la vision stratégique était assez nette, aussi bien la défense des intérêts des travailleurs que la lutte pour l’indépendance. La dimension politique était claire.

Une autre tentative a eu lieu en 1934, initiée par Belgacem el Gnaoui. Elle était corporatiste, et se voulait seulement syndicaliste, or le Néo-Destour, soit le nouveau parti destourien naissant, voulait que le syndicat assume un rôle politique. Le refus de Belgacem Gnaoui entraîna la scission entre le syndicat et le Néo-Destour et finit par s’effondrer. 10 ans après, Farhat Hached et ses camarades fondèrent l’UGT dans les années 40, juste après la deuxième guerre mondiale au moment où les mouvements de libération des forces colonialistes étaient à leur apogée.

L’UGTT avait une double dimension: syndicale et politique. Il fallait qu’elle joue un rôle pour l’indépendance de la Tunisie vers la fin du protectorat, période durant laquelle le nouveau Destour fut le plus durement réprimé aux années 50. L’UGTT prit le relais et fonctionna en tant que mouvement syndical et de libération nationale. Adhérente à l’Organisation syndicale mondiale, elle bénéficia d’une grande solidarité internationale, et avec les changements survenus en France et l’arrivée de la gauche au pouvoir, les forces occupantes n’osaient pas la dissoudre. C’est ce qui explique que “La main rouge” organisation terroriste, frappa et assassina Farhat Hached. Ahmed Ben Salah, qui prit alors la relève, développa la même orientation ou idéologie.

Dans les congrès de l’UGTT, on a choisi un programme aussi bien politique que syndical. C’est ce programme qui a été adopté au congrès de Sfax du Néo-Destour et qui a opté pour la thèse de Bourguiba d’assurer un rôle politique contre Salah de Ben Youssef. L’UGTT a été l’allié du Néo-Destour et a soutenu le programme économique et social du parti.

Après l’indépendance, l’UGTT inféodée au parti…
Après l’indépendance, Bourguiba ne voulait pas d’une force politique et sociale importante qui pouvait le gêner dans son exercice du pouvoir, et dans sa vision politique. Un Etat fort avec un président fort. Le Président tunisien à la veille de l’indépendance n’était pas un dictateur, c’était à la limite un despote éclairé qui a fait régner un pouvoir présidentiel très fort et centralisé. Vision adaptée au contexte ? Peut être, à la sortie de l’ère coloniale et à la veille d’un shiisme au sein du parti au pouvoir lui-même. Discutable pour certains mais c’est ce qui s’est passé.
Bourguiba a aussi encouragé la scission syndicale. Suivant la maxime «diviser pour mieux régner», il encouragea Habib Achour à créer son propre syndicat, «l’UTT» en 1956. Ahmed Ben Salah était alors au Maroc pour une réunion syndicale maghrébine initiée du temps de Farhat Hached. En rentrant, il n’était plus secrétaire général de l’UGTT, ses camarades avec l’encouragement du pouvoir l’ont remplacé par Ahmed Tlili.
Quelque temps après, le pouvoir intervint pour réunifier le mouvement syndical, et Achour réintégra l’UGTT. Ce fut en 1957, lors de la proclamation de la République.

Au début des années 60, en 1963 plus exactement, Habib Achour devint le secrétaire général de l’UGTT, Ahmed Tlili resta membre de l’exécutif, et Ahmed Ben Salah récupéré par Bourguiba. Du portefeuille de la Santé, il devient le super ministre que nous avons connus. En 1965, Habib Achour est arrêté et jugé à la suite de l’incendie du Ferry Boat entre Sfax et Kerkennah et dans lequel deux touristes ont trouvé la mort. Il fallait que quelqu’un paye. Habib Achour avait commencé à prendre la grosse tête, il était le coupable idéal. Il fallait de nouveau intervenir pour « sévir », et installer à l’UGTT, une direction pour défendre les orientations politiques socialisantes d’Ahmed Ben Salah. Cela dura jusqu’aux années 70.

Les syndicalistes assument-ils une responsabilité en permettant au pouvoir de les diviser et de les utiliser? La réponse est évidemment oui. Ils en sont tout d’un coup devenus conscients. Le changement de cap aura lieu à partir de 69 avec l’arrêt de la politique des coopératives qui avait échoué pour plusieurs raisons. Qu’est-ce qui a échoué, la manière d’appliquer la politique de la socialisation ou le choix du système en lui-même? Est-ce la manière dont on l’avait menée? Je ne peux pas en juger maintenant, car il n’y a pas eu que des échecs dans cette politique, c’est peut-être la collectivisation à outrance qui a échoué, une autre approche et une véritable politique des étapes chère à Bourguiba auraient eu d’autres conséquences mais cela reste discutable…
Ce qui compte pour le mouvement syndical, c’est que la direction qui était complètement inféodée au pouvoir a été tout simplement écartée à nouveau comme s’ils étaient des fonctionnaires et on a fait de nouveau appel à Habib Achour. C’était la meilleure carte à jouer, on l’amène comme un fonctionnaire et on le place.

Habib Achour a compris les leçons du passé et a tout de suite organisé un congrès pour récupérer sa légitimité. Il avait aussi saisi l’importance de renforcer les cadres de l’UGTT par de nouvelles compétences. Résultat, il ouvre les vannes, pour une plus grande mobilisation des universitaires et des experts. Il y a eu un grand afflux. Des cadres de banques, des médecins et des universitaires. Ceux-là même qui n’avaient pas la possibilité de créer un syndicat au début des années 60.

C’est Habib Achour qui leur a donné cette chance. Le syndicat des universitaires a été donc mis en place et l’UGTT a commencé à regorger de compétences. La centrale syndicale est ainsi devenue un véritable contrepouvoir. Ce qui n’empêchait pas son Secrétaire Général d’être en même temps un membre du bureau politique du parti qui gouvernait. Le conflit d’intérêt n’était pas loin et on jouait sur la corde raide. L’UGTT évoluait dans une situation paradoxale qui prêtait le flanc à toutes les contradictions, et ce n’était pas confortable.
L’alliance avec le nouveau Premier ministre de l’époque, Hédi Nouira a commencé à s’effriter petit à petit avec la montée des revendications sociales et la naissance d’une nouvelle classe socioéconomique. Pour la première fois depuis l’indépendance, l’UGTT, riche de ses compétences, commença à faire des études sur la situation économique du pays et entra en négociations sur la base de données scientifiques. Ces données montrèrent que depuis le milieu des années 70, le taux de croissance ne s’est pas traduit par un même taux de développement social. C’est-à-dire que la part des salariés a été en deçà de ce qui leur revenait.

Nous savions pertinemment que nous ne pouvions pas exiger plus qu’il n’en faut mais nous voulions que les dus des travailleurs soient révisés d’une manière échelonnée pour rééquilibrer la balance sociale. Ca été le premier clash, les choses ont commencé à s’envenimer surtout dans la deuxième moitié des années70 et ont atteint leur summum à la fin de 1977.

La décision politique de frapper très fort l’UGTT fût vite prise et cela s’est terminé par les événements dramatiques de janvier 78, date de la première grève générale dans le pays. A l’époque, j’étais secrétaire général adjoint chargé des études. J’étais auparavant secrétaire général du syndicat de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique puis secrétaire général de la Fédération de l’enseignement qui regroupait une dizaine de syndicats. Ma position dérangeait le pouvoir qui ne voyait pas d’un bon œil un indépendant prendre autant d’importance dans une organisation aussi importante que l’UGTT. Pour le pouvoir, un intellectuel secrétaire général et qui n’est pas issu du PSD ne pouvait être qu’un communiste. Quand Habib Achour m’a demandé de présenter ma candidature au 14ème congrès en mars 77, je n’y étais pas vraiment intéressé parce que j’ai eu des prises de bec avec lui à propos de certaines décisions relatives aux grèves. Car j’ai constaté que quelque fois il soutenait une grève, mais dès que le bureau politique du parti l’attaquait, non seulement il faisait marche arrière, mais il lui est arrivé de dissoudre des syndicats comme celui de l’enseignement secondaire ou la Fédération des transports parce qu’ils résistaient. Il y a eu entre 1975 et 1976 nombre de revirements de ce genre. Et c’est là où je m’opposais car lorsqu’on soutient une grève, on la soutient jusqu’au bout ou alors on désapprouve depuis le début.