Samir Cheffi, secrétaire général adjoint à l’UGTT «De l’intérêt des travailleurs dépend l’intérêt de la patrie et vice versa»


samir-01052012-art.jpgSamir Cheffi est un passionné, sa ferveur va vers l’UGTTet aujourd’hui qu’il
est secrétaire général adjoint chargé de la jeunesse et des associations, il se
bat non seulement pour les droits socioéconomiques des travailleurs mais aussi
pour les libertés, l’Etat de droit et des institutions démocratique. Pour lui,
l’un ne va pas sans l’autre, et la Tunisie est le seul pays où son organisation
sociale assume d’autres missions que celle du syndicalisme: la préservation des
droits et des libertés.

WMC : L’UGTT est une organisation à vocation indiscutablement syndicale, mais
elle n’a jamais été coupée de la chose politique. Après la révolution,
comptez-vous vous concentrer un peu plus sur les revendications syndicales ou
continuer à assurer un rôle historique de régulateur socioéconomique et de
garde-fou politique? Que pensez-vous des récentes nominations auxquelles procède
aujourd’hui le gouvernement dans l’Administration publique que certains
contestent?

Samir Cheffi : La position de l’UGTT est claire et nous l’avons exprimée à
maintes reprises. Il n’est aucunement question de tolérer des nominations dans
les organes de l’Etat sur la base d’affiliations partisanes ou appartenances
idéologiques. Nous avons toujours appelé au respect de l’Etat de droit et à la
neutralité de l’Administration. Le but est de rompre définitivement avec les
anciennes pratiques établies sur les passe-droits, les privilèges aux plus
proches et le loyalisme. Pour nous, seule la compétence, l’expérience et le
mérite sont déterminants. Les dernières nominations qui ont touché les
administrations publiques et les institutions souveraines comme la désignation
de gouverneurs ou de délégués nous ont alarmées car elles relèvent de choix
adossés aux appartenances partisanes aux dépends des compétences et de la
neutralité de l’Administration. Nous considérons que c’est un désaveu aux
engagements pris et aux promesses électorales pour une Tunisie plus juste et
plus équitable après la révolution. Nous sommes appelés à prendre position parce
qu’en tant qu’UGTT, nous devons défendre les objectifs de la révolution.

A observer les pratiques du gouvernement, nous ne les voyons pas se concrétiser.
Tout au contraire, c’est la politique “du deux poids, deux mesures“, ce qui ne
sécurise pas les Tunisiens et n’encourage pas les investisseurs. D’ailleurs, le
dernier communiqué en date de nos syndicats de base à la télévision nationale et
celui du comité central dénoncent le siège de la télévision publique par des
bandits sous prétexte qu’ils veulent réformer les médias nationaux alors qu’ils
ont eux-mêmes besoin de revoir et réformer leurs attitudes et leurs
comportements.

Comment voyez-vous exactement votre rôle aujourd’hui ?

En réalité, l’UGTT a toujours joué un rôle politique car depuis 1946, date de sa
création, elle n’a pas fait de distinction entre son rôle d’organisation
syndicale à dimension sociale et celui de partie prenante dans la lutte
nationale contre l’occupation française. C’est en cela que l’UGTT est différente
des autres organisations syndicales de par le monde. Pendant des décennies, elle
a assuré un rôle de contrepouvoir. Il est vrai par ailleurs qu’il y a des
périodes d’inertie, d’autres plus actives ou réactives, et ceci est dû surtout
durant les 23 dernières années au caractère despotique du régime Ben Ali. Il
n’empêche, même du temps de Bourguiba, nous avons joué un rôle de régulateur.

Je rappelle à ce propos la position héroïque de feu Habib Achour en 1965 avec
Bourguiba après l’échec de l’expérience socialiste et qui a refusé que les
travailleurs paient pour la crise économique du pays et qui avait mené à une
longue période de discorde entre M. Achour et feu Habib Bourguiba.

Il n’empêche, l’UGTT a brillé par son absence de la scène politique pendant
certaines périodes et parfois même ses alliances avec le régime Ben Ali du temps
d’Ismaïl Sahbani et même de Abdesslem Jrad.

C’est une position que nous respectons, mais surtout souvenez-vous du grand coup
subi par l’UGTT à la veille de janvier 78 avec un leadership emprisonné et une
oppression systématique qui avait touché ses militants et ses adhérents. Béchir
Turki, responsable de la sécurité militaire à l’époque, a déclaré que près de
1024 Tunisiens ont été abattus en une seule journée soit trois fois les martyrs
de la révolution de janvier 2011.

L’époque «novembriste» s’est caractérisée par la prise en main du pouvoir d’un
tortionnaire qui a accompagné tous les carnages qui ont visé les syndicalistes
depuis 1978 jusqu’en 1984 et 1985, année où les milices du parti au pouvoir ont
occupé les locaux de l’UGTT avec l’aide de la police politique et du ministère
de l’Intérieur.

Même si l’artisan de ces campagnes, Zine El Abidine Ben Ali, a fini par
comprendre que la paix sociale ne peut se faire sans une entente avec les forces
syndicales. Il a alors commencé à promettre monts et merveilles à toutes les
forces politiques critiques et contestataires. Beaucoup ont cru ses promesses,
si ce n’est la mascarade des élections de 1989 qui ont fini par mettre la puce à
l’oreille aux naïfs qui se sont rendu compte de leur méprise en 1991… année
durant laquelle le niveau d’indépendance de l’UGTT a commencé petit à petit à
diminuer à tel point que les syndicalistes honnêtes, crédibles et sincères n’ont
pu supporter d’être autant marginalisés et ont fini par se révolter. Depuis,
nous avons vécu l’ère de l’opposition syndicale au sein des structures de l’UGTT
et c’est ainsi qu’en 2002, au congrès de Djerba, nous avons vécu un revirement
visant la réforme de l’UGTT, à commencer par l’instauration de deux périodes
électorales de 4 ans chacune pour le bureau exécutif. Résultat, le bureau a été
renouvelé aujourd’hui aux trois tiers après le congrès de Tabarka.

Après Djerba, nous avons également, en tant qu’UGTT, commencé à reprendre notre
rôle en tant que gardiens des libertés et des droits, un rôle que l’ère Sahbani
a marginalisé. Nous avons ainsi envoyé un télégramme de soutien aux avocats lors
de leur grève générale qui a eu lieu en février 2002 pour dénoncer les exactions
à l’encontre de Me Radhia Nasraoui et Me Béchir Essid.

Nous avons également décrété une grève générale de 2 heures pour soutenir le
soulèvement palestinien, ce qui a causé une tension entre la nouvelle direction
de l’UGTT et le régime Ben Ali. Nous avons également refusé d’être représentés
au Sénat si nous devions être désignés par les conseils élus, et les 14 sièges
consacrés à l’UGTT sont restés vides. Tout cela a été fait à une époque où les
libertés traversaient leur période la plus dure, Zine El Abidine Ben Ali ne nous
a jamais pardonnés cette décision car elle a été à l’origine du
dysfonctionnement du Sénat. Il faut savoir que le poids de l’UGTT est plus
important que tous les autres organismes nationaux comme l’UTICA, l’UNFT ou l’UTAP.

Le fait que le bureau exécutif de l’UGTT ait approuvé la candidature de Ben Ali
à la présidence en 2009 est une erreur historique et beaucoup d’entre nous
l’avaient désapprouvé parce qu’ils n’en étaient pas convaincus malgré la
délicatesse de la conjoncture politique en ce temps-là.

L’UGTT a annoncé son refus de voir Sharon visiter la Tunisie en 2005 et avait
appelé à des grèves, ce qui avait mené à des altercations avec les forces de
l’ordre. Nous avons aussi soutenu systématiquement le bassin minier en 2008 et
nous avons défendu les victimes des arrestations abusives de la part du pouvoir.

L’UGTT aurait, selon vous, assuré sa mission non seulement syndicale mais de
défenderesse des droits et des libertés?

Je ne voudrais pas vous dire que tout a été parfait mais juste que nous faisions
ce que nous pouvions pour défendre autant que cela se pouvait les droits des
travailleurs et ceux de tous nos concitoyens. Je voudrais vous rappeler aussi
que ce sont les campagnes orchestrées par l’UGTT pour la libération des
prisonniers du bassin minier et pour lutter contre l’application de la loi sur
les retraites qui ont mené à une mobilisation sans précédentes des travailleurs,
et ce pour défendre leurs acquis sociaux.

Le dernier jour pour dénoncer la loi sur les retraites était le 9 janvier et je
me rappelle qu’à Sfax, avec le secrétaire général du syndicat régional de Sfax
et Ridha Bouzriba, ancien secrétaire général adjoint à l’UGTT, nous avions
supervisé l’organisation d’un grand rassemblement devenu suite à une décision
souveraine de notre part en un rassemblement pour défendre le droit de la vie
après que les forces de l’ordre ont abattu des jeunes à Sidi Bouzid et surtout
après qu’on on a massacré 50 de nos jeunes à Tala et Kasserine. Nous étions
5.000 hommes et femmes à appeler à la chute du régime Ben Ali et nous avions
annoncé une grève générale en guise de condamnation des pratiques sanguinaires
du système.

Qu’est-ce qui a changé à l’UGTT après le congrès de Tabarka?

Le congrès de Tabarka est historique en ce sens que, pour la première fois, les
urnes ont privilégie la montée de jeunes militants syndicaux aux postes
décisionnels de la centrale. Nous avons été chargés par nos élus de lutter pour
réaliser les objectifs de la révolution et de la protéger contre ceux qui
cherchent à s’en emparer pour la vider de sa consistance révolutionnaire. C’est
une grande responsabilité et nos engagements avec nos élus et nos bases nous
imposent de ne pas laisser tomber notre rôle dans la préservation de la nation
et la protection des acquis de la Tunisie tout en assurant notre mission dans le
suivi de la situation socioéconomique et politique du pays. C’est ce qui
explique que nous proposions une Constitution qui insiste sur le caractère civil
de l’Etat, le régime démocratique et républicain et notre appartenance
arabo-musulmane, suivant en cela l’article Premier de l’ancienne Constitution
qu’on n’a pas besoin de réviser.

Nous avons également insisté sur l’importance d’adhérer et de respecter les
conventions internationales relatives aux droits économiques et sociaux et la
nécessité d’inclure dans la Constitution le droit au travail. L’Etat est appelé
à garantir l’emploi à ses citoyens. A ce propos, il va falloir revoir le modèle
de développement suivi dans notre pays.

L’UGTT est prête à être un partenaire actif dans tout ce qui permet de
construire une Tunisie démocratique, soucieuse des intérêts de son peuple et
ceux des travailleurs, et tout ce qui permet de sauvegarder les équilibres
socioéconomique du pays. Pour nous, l’intérêt des travailleurs relève de
l’intérêt de la patrie et les intérêts de la patrie sont aussi ceux des
travailleurs, ils sont uns et indivisibles et dans tout cela, notre rôle est
important quel que soit le gouvernement en place et quelles que soient ses
orientations idéologiques.

Pour nous, il y a des lignes rouges qui ne doivent pas être franchies, celles de
la démocratie, du respect des droits des travailleurs, du respect des
institutions, de la neutralité de l’Administration et des compétences.