En ce jour où tous les médias du monde célèbrent la Journée de la liberté de la presse, ceux de Tunisie peinent encore à recouvrer pleinement la leur pourtant chèrement payée.
L’information en Tunisie est passée par trois phases bien distinctes qu’on pourrait, en les situant dans le temps, cataloguer ainsi: le culte de la personnalité chez Bourguiba (de 1957 à 1987), le despotisme de Ben Ali (de 1987 à 2011) et la liberté d’expression qui ne doit son salut qu’à sa propre résistance dans la douleur (physique et morale) à un courant religieux autoproclamé maître de la situation (de janvier 2011 à ce jour).
Malgré tout ce qu’on peut en dire, la presse était relativement libre sous le règne de Bourguiba. En témoignent les vieilles collections de certains journaux dont le ton n’était point amène en direction des gouvernements qui s’étaient succédé en trente ans de règne du père de l’Indépendance. Tout au long de ces trois décennies, tout –ou presque– était possible, sauf toucher de près ou de loin au pouvoir tel qu’exercé par le ‘‘Combattant suprême’’. Il n’y avait, pour ainsi dire, qu’une seule ligne rouge: la personnalité du leader.
D’ailleurs, l’immanquable portrait du Raïs à la une de la majorité des journaux était censé traduire le dévouement, la reconnaissance et l’attachement du peuple tunisien à la personne et la personnalité de son président. Certes, il y avait eu par moments quelques suspensions et même des suppressions de certains titres, mais la raison tournait toujours autour de la personnalité de Bourguiba dont il ne fallait pas critiquer ou mettre en doute la justesse de sa stratégie politique et sociale. Dans ce même esprit, il ne fallait pour rien au monde se permettre de publier la caricature du Raïs: contrairement aux Chefs d’Etat du monde entier, jamais Bourguiba n’avait seulement toléré l’idée qu’on pût caricaturer sa physionomie. Il incarnait le Sacré.
Sous Ben Ali –qui semblait au début contre la présidence à vie et pour une presse libre– on était tombé de charybde en scylla, de mal en pire. Très vite, c’est-à-dire dès 1990, il avait montré son vrai visage, celui d’un dictateur redoutable. Alors que la majorité écrasante des journalistes avaient accepté tant bien que mal le bâillon pour se résoudre à gagner leur pain le plus petitement du monde, d’autres y ont flairé une aubaine inespérée: jouer à fond les thuriféraires et profiter de maints avantages indus. Innombrables sont les hommes et les femmes qui, de la sorte, ont pu accéder à des postes inouïs rien que pour avoir su applaudir sans relâche, inlassablement. Sous le règne de Ben Ali, la presse tunisienne était passée championne du monde de la flagornerie vile et abjecte, et la peur en prime.
Avec l’avènement du 14 janvier qui a balayé l’homme et son système infâme, les journalistes ont poussé un grand ouf de soulagement. Pas pour longtemps, hélas! Il est vrai que l’exercice du métier de journaliste s’est libéré de la censure et des ‘‘recommandations’’ venues d’en haut, mais le voilà depuis plusieurs mois déjà en butte à une nouvelle dictature qui cherche à imposer son propre système et sa propre vision de l’information. Frappée d’ostracisme juste au moment où elle croit enfin venu le temps de la libre expression et de l’information réelle et authentique, la presse tunisienne, au lieu d’évoluer vers plus de liberté et de démocratie, ne fait que résister dans la douleur, moyennant crachats à la figure et violences de toutes natures, à un nouveau courant soi-disant religieux mais qui ignore lui-même ce qu’il veut au juste.
Or, cette fois-ci, les journalistes tunisiens ne semblent point près de baisser les bras, de lâcher prise. Convaincus jusqu’à dans leur moelle épinière que jamais démocratie de fait n’est concevable sans la liberté de la presse, ils résistent et résisteront encore et encore. Seule cette résistance les autorise aujourd’hui à fêter de plein droit la Journée mondiale de la liberté de la presse.