Béja présente le même visage que nombre de villes tunisiennes. Notamment celles
situées à l’intérieur du pays. La crise, toujours la crise. Et des habitants qui
rêvent de lendemains meilleurs. Reportage.
Appelons-le Hichem. Il insiste pour garder l’anonymat. La quarantaine, il exhibe
aux yeux des passants, en ce jour de 9 mai 2012, un bleu jean délavé et un
mocassin noir avec un bout golf fleuri et de longues lanières sur la languette.
Et une voiture de louage qu’il a placée face à la station du métro «Bouchoucha»
de la ligne 4 (La Manouba).
Souriant et alerte, il interroge quasiment toutes les personnes qui sortent de
la station: «Béja, Bou Salem?». Vous l’avez compris, notre homme a préféré venir
ici pour cueillir ses clients plutôt qu’attendre son tour à la Gare routière de
Bab Saadoun, qui se trouve à moins de 500 mètres de la station.
Il s’explique: «Les temps sont durs. A la Gare routière, je risque d’attendre
des heures. Alors qu’ici, cela va plus vite. Il faut bien me comprendre. Je
viens d’acquérir cette voiture au prix fort. Je ne vous dis pas le montant du
crédit. Et puis, personne ne vous paye le loyer, la nourriture et les frais de
scolarité des enfants».
“Les temps sont durs“, tout le monde prononce cette phrase à Béja. A l’entrée de
la ville, trône l’hôtel Aladin. L’agent de la réception est catégorique. «Nous
travaillons un peu avec des fonctionnaires ou des employés du secteur privé
venus passer quelques jours pour un menu travail. Rien à voir avec les clients
passagers d’antan venus de France ou d’Italie pour chasser le sanglier à
Aïn
Draham ou Tabarka. De quoi juste tenir le coup: payer le personnel et entretenir
les lieux», s’exclame-t-il.
Elle vit avec 350 dinars
Même son de cloche, dans le Complexe culturel de la ville, dans l’ancienne
église, Place du 14 janvier 2012. Imed, 26 ans, originaire de
Nabeul, la
capitale du Cap Bon, est ici pour participer à une exposition de produits
d’artisanat. Cigarette à la bouche, sandales bleus, jean et tee-shirt gris,
assis du matin au soir sur un petit tabouret blanc, il affirme que personne ne
se hasarde à vous acheter quelque chose si vous vendez des produits pour plus de
5 dinars. Une assiette par-ci, un cendrier ou encore une tasse par-là, à 1, 2 ou
encore 3 dinars, voilà ce qu’il arrive à faire écouler.
Il est 12 heures. Mongia est depuis moins d’une demi-heure à l’Avenue Farhat
Hached, à quelques encablures de Bab Ejjenayez (la porte des cérémonies
funéraires), la plus importante artère de la ville. Elle est venue faire des
courses. Les prix des fruits et légumes sont certes bien en deçà de ceux
pratiqués à Tunis où vit sa grande fille, Samira, mariée à un adjudant de la
garde nationale. Mais, c’est encore cher pour sa petite bourse. Les prix
affichés: 600 millimes le kilo de piment fort; 800 millimes le kilo de pomme de
terre; 1 dinar et 900 millimes le kilo de tomates… Samira se contentera d’une
laitue pour 300 millimes venue tout droit des champs de Bou Salem, agglomération
voisine de Béja. Elle vit avec 350 dinars; le montant de la retraite de son
époux, qui vient quelquefois aider son cousin qui tient une boutique vendant des
détergents au souk de Béja.
Un peu plus bas, sur l’Avenue Habib Bourguiba, dans le restaurant Menkbi. Un des
serveurs s’attarde un peu pour nous décrire la situation «économique» de la
ville. «Voyez-vous, il y a deux ans, à cette heure ci, je ne savais pas où
donner de la tête. Le restaurant était plein à craquer et je courrais d’une
table à autre. C’était le plein stress. Maintenant, ce n’est pas le farniente.
Mais le «trafic» n’est plus ce qu’il était. Nous sommes contents que le calme
règne. Cependant, cela ne nourrit pas son homme». Il résume: «les gens n’ont
plus tellement d’argent pour aller dans les restaurants. Pourtant la note ne
dépasse guère 7 à 8 dinars par personne».
«Et ce n’est pas prêt de s’arrêter!»
Dans un des cafés qui donne sur cette grande avenue, Mahmoud joue aux dominos
avec des retraités, comme lui, des services de la Poste. «Ne vous étonnez pas du
tout», lance-t-il en esquissant un large sourire sous de grandes lunettes. «Ici,
on joue aux cartes ou aux dominos pratiquement dès les premières heures du
jour…», ajoute-t-il.
Des cafés pleins de monde. Est-ce le signe d’un chômage endémique? «Je ne dirai
pas autant», commente-t-il. «Même si la région n’a rien à voir avec la côte où,
il y a plus de possibilités pour se faire de l’argent». Il poursuit: «Vous avez
entendu parler des jeunes qui ont manifesté, il y a seulement quelques jours,
devant le gouvernorat de Béja et le Commissariat régional de l’éducation parce
qu’ils estiment que les recrutements ne sont faits dans la transparence? Et ce
n’est pas prêt de s’arrêter!».
Autre sujet de discussion de Ami Mahmoud et de ses amis retraités: l’arrêt de
l’usine du cuir et chaussures italienne «Strok» à Béja. Celle-ci a fonctionné
seulement deux heures. Elle a été prise d’assaut, lundi 7 mai 2012, par quelque
500 sans-emploi qui ont «voulu forcer la main» au propriétaire qui a été
«contraint de fermer l’usine».
Il s’agit d’un incident grave, soutient Ezzeddine, également retraité des
services de la Poste, qui s’insurge contre cet «acte irresponsable» tout en
jetant un regard intéressé au seul poste de télévision installé dans le café et
qui diffuse un documentaire sur la National Geographic concernant l’élevage des
ovins.
Brigands de grands chemins
Pour lui, ceux qui sont allés faire du grabuge ne font que retarder l’emploi des
70 jeunes formés à l’ISET (Institut Supérieur des Etudes Technologiques) de Béja
pour occuper des emplois dans cette usine flambant neuf. «Ils peuvent, par
ailleurs, mettre fin aux chances des 2.000 autres employés qui seront embauchés
dans cette usine par étapes», grogne-t-il.
«Je n’ai pas voté pour
Ennahdah, fait remarquer Mansour, un autre retraité
soucieux de terminer au plus vite la partie de dominos, parce qu’il a affaire.
Mais, je donne raison au ministre de l’Intérieur, Ali Laarayedh. Il faut cesser
ces dérapages, ces sit-in, grèves et autres barrages sur les routes».
Exploitant une parcelle de terre au sortir de Béja, il croise les doigts pour
que la saison des moissons se déroule bien. «L’année précédente, nous n’avons
que trop souffert de ces empêcheurs de tourner en rond, ces quelques brigands de
grands chemins qui sont allés jusqu’à brûler les récoltes», se souvient-il.
Il n’a pas notamment oublié un épisode des plus regrettables. Un de ses voisins
ayant refusé de céder devant la menace d’un malfrat qui a voulu lui soutirer de
l’argent, il s’est vu une partie de sa récolte partir en fumée. Notre malfrat
est venu la nuit avec un sac dans lequel il a placé… un renard. Jeté en plein
champ, ce sac a été brûlé provoquant un désastre: fuyant sa prison, le renard a
«labouré» une partie du champ détruisant pas moins d’un hectare. Avant de
mourir. «Le malfrat a été arrêté. Mais une partie de la récolte a vécu!»