Mourad Mathari est producteur de plusieurs grands événements culturels, comme
les festivals de «Jazz à Carthage», «Night in Tunisia», «Musiquat», et des
concerts comme ceux de Sting, Ramazotti, James Brown, Seal, Diana Krall, Herbie
Hanckok… L’événementiel est un secteur qui pourrait devenir porteur si on le
dote des outils nécessaires. En cette Tunisie postrévolutionnaire, les réformes
tardent à se mettre en place par une administration sclérosée alors que le temps
qui passe joue peut-être contre la Tunisie.
WMC: Au delà du volet artistique, «Jazz à Carthage by Tunisiana» est une
entreprise. Elle crée de l’emploi et paye ses taxes, notamment sur la présence
des artistes étrangers… Quelle est votre évaluation de la situation concernant
votre secteur d’activité? L’attitude de l’administration a-t-elle évolué en la
matière?
Mourad Mathari : Notre secteur a, comme tous les autres, subit le contrecoup de
la crise mondiale et des évènements en Tunisie. L’insécurité surtout, durant
l’année 2011, a gelé en quelque sorte l’activité. Par contre, à part les aléas
conjoncturels, notre secteur continue de souffrir d’une certaine marginalisation
et de procédures administratives qui gagneraient à devenir plus transparentes.
Les procédures anciennes, qui perdurent encore, plus d’une année après le 14
janvier 2011, sont toujours dénuées de bon sens et dissuadent toutes les
initiatives privées. Le parcours pour l’obtention des différentes autorisations,
spécialement conçu par l’administration pour se protéger et faire de la culture
sa chasse gardée, est digne du parcours du combattant! Nous avons déployé de
multiples moyens pour sensibiliser les plus hauts responsables. Rien n’y fait!
Peut-on parler tout de même d’entrepreneuriat culturel en Tunisie?
Les institutions de l’Etat sont exonérées de toutes formes de taxes alors que
les privés sont assujettis à plusieurs taxes et droits. Le régime fiscal est
totalement dissuasif et les procédures administratives font que c’est toujours
l’Etat qui est privilégie. Il reste en position dominante. On peut alors
comprendre que cela freine le développement des secteurs de l’activité
culturelle et d’animation touristique en Tunisie.
Sous prétexte de problèmes de devises, la Banque centrale bloquait des contrats
d’artistes qualifiés de “coûteux“. Coûtent-ils seulement plus cher que des
voitures de luxes importées pour X ou Y et par plusieurs centaines? La vérité
est que la culture est loin d’être une priorité pour le pays. Pourquoi ne
réussit-on pas à voir le potentiel du «Business» de la culture Un vrai secteur
que plusieurs pays ont investi massivement et ils ont eu raison? Regardez le
retour sur leurs investissements !
Il est encore malheureusement prématuré de parler d’entrepreneuriat culturel. Si
par ses procédures et ses taxes, le ministère de la Culture pense maîtriser un
secteur à la réputation pas toujours très bonne, il aboutit à l’effet inverse.
Dans le secteur touristique, pour l’organisation des concerts ou des dîners gala
ayant lieu dans des hôtels ou des espaces touristiques, on se joue des contrats
avec la complaisance des services administratifs concernés ! Est-il normal que
les seuls qui sont -volontairement- pénalisés sont les vrais professionnels qui
évoluent dans la transparence?
Est-ce que vous voulez dire que dans votre métier, vous avez à faire à un
concurrent de taille: l’Etat ou le ministère de la Culture?
Le ministère de la Culture se positionne encore et toujours comme la plus grande
agence de production artistique du pays. Est-ce son rôle? Il est juge et partie
en matière de cahier des charges, des différentes autorisations, de calcul des
taxes, d’autorisation de change, d’octroi de subventions, et organise les
festivals majeurs du pays… Je ne connais pas un pays ou le ministère de la
Culture a autant de prérogatives …
En fait, il devrait jouer le rôle de soutien en subventionnant et surtout en
agissant au niveau des infrastructures. A ce niveau, nous sommes extrêmement
pauvres! Nous n’avons aucune salle de spectacle couverte digne de ce nom à
Tunis. Je ne parle même pas de l’intérieur du pays où l’accès à la culture est
inexistant.
L’Etat doit se désengager au profit des professionnels de chacun des secteurs de
la Culture que sont le cinéma, le théâtre, la musique … Ce ne sont pas les
compétences qui manquent, pour mener à bien les manifestations existantes.
L’univers de l’évènementiel pourrait être créateur de valeur mais aussi d’image.
Quelles seraient les mesures que vous préconiseriez pour atteindre cet objectif?
L’activité culturelle reste chez nous très marginale. Le potentiel du secteur
ainsi que ses retombées continuent encore aujourd’hui d’échapper aux décideurs,
responsables et investisseurs. Je ne rate aucune occasion pour le rappeler aux
différents ministres et responsables ainsi qu’aux médias. De nombreux pays l’ont
compris et ont réussi leur pari. Regardez le Maroc par exemple… Nous sommes à
la traîne.
Quelles mesures urgentes préconiseriez-vous?
L’instauration de procédures simplifiées, rationalisées et rapides (guichet
unique), la réduction des taxes et droits, l’instauration d’une taxe unique
calculée sur des bases claires et objectives aussi bien pour les privés que pour
le public, la réorganisation de l’OTPDA, pour en faire un véritable organisme de
droits d’auteurs et non un organisme contribuant au verrouillage du système …
De façon plus générale, pourquoi la culture tunisienne ne parvient-elle pas à
attirer suffisamment de financements privés?
Il s’agit de la conséquence de plusieurs années de mauvaise gouvernance de la
culture. Le président déchu craignait les hommes et femmes de la culture, d’où
cette politique de “terre brûlée” mise en place pendant des années.
Par ailleurs, les entreprises veulent tirer profit des évènements pour une
meilleure visibilité. Pour cela, elles n’ont pas besoin d’investir dans la
culture mais plutôt d’atteindre les masses, ce qu’elles font très bien à travers
les évènements sportifs essentiellement. Rares sont celles qui se soucient
d’image, qui adhèrent à des valeurs et véhiculent une culture quelle qu’elle
soit.
Les entreprises citoyennes ne courent plus les rues. Elles tentent de régler des
comptes, de résister et peinent ou hésitent à soutenir la relance culturelle et
touristique du pays.