L’éducation nationale est en panne. Il n’y a pas de doute, il faut faire quelque chose. Peut-on la réformer en l’absence du nouveau modèle économique, lequel tarde à se mettre en place? Cruel dilemme!
Il y a quarante ans, nous étions l’exemple phare en matière d’éducation nationale. La jeune Tunisie indépendante, peu nantie, prenait le pari de consacrer le tiers de son budget à l’enseignement public, obligatoire et gratuit. Ce choix faisait sensation et les résultats étaient au rendez-vous. Une consécration du sérieux de notre politique faisait qu’un quota, dans les grandes écoles françaises, nous était réservé. Trente ans plus tard, nos diplômes s’étaient dévalorisés. Et terrible stupéfaction, en 2009, dans le classement OCDE, nos établissements universitaires arrivaient parmi les derniers. Pourquoi cette dérive?
Les caprices du marché de l’emploi
En 2012, toute la société fait focus sur la réforme de l’enseignement. L’étude entamée par l’UE a été présentée au public au mois de février dernier. Récemment encore, l’association NOU-R a organisé un séminaire autour du même thème. Toute la pensée qui émarge de ces réflexions, qui interfèrent sur une large étendue, constitue un corpus de pistes à explorer pour lancer une réforme globale de l’enseignement dans notre pays.
Faut-il rappeler que le marché de l’emploi continue à faire des misères aux diplômés, et particulièrement de l’enseignement supérieur. Les chiffres sont affligeants. Cela donne froid dans le dos. Plus de 20% des demandes d’emploi, à l’heure actuelle, restent insatisfaites. Si rien n’est fait pour enrayer le phénomène, ils seront 70% en 2014. L’écart entre l’offre et la demande est de 30.000. L’immigration qui a représenté une soupape de sécurité est momentanément indisponible. Les diplômés du supérieur sont concernés par le chômage de longue durée! C’est révoltant en soi.
L’étude affinée des chiffres présentés, entre autres par SIGMA Conseil, révèle la dure réalité d’une économie qui souffre d’une insuffisance de création de valeur ajoutée.
Le secteur manufacturier dominant est plus utilisateur de main-d’œuvre sommairement instruite et les diplômés, du fait d’une formation inadaptée ou à défaut d’une spécialisation, sont de plus en plus ignorés par les entreprises. Sur les 60.000 diplômés qui sortent bon an mal an, 22.000 proviennent de filières techniques et scientifiques, et les 38.000 de filières généralistes. Le non appareillement de l’enseignement avec l’économie, en Tunisie, est flagrant. Soit! Faut-il s’en prendre à l’Etat qui n’a pas vu venir le coup, à la seule entreprise qui n’a pas su complexifier ses process et aller sur des paliers de valeur ajoutée consistante, l’université qui n’a pas su se mettre au goût du jour, ou la démographie, que sais-je?
Traiter l’inemployabilité
Le constat incite à l’action. L’Etat a pris quelques mesures de moyenne portée pour soulager le marché de l’emploi. Il y a eu toutes les réformes du Code du travail à l’effet d’assouplir l’embauche. Il y a eu, et ce depuis l’arrivée de Tony Blair au pouvoir en Angleterre, une conviction qu’il appartient à l’Etat de financer toutes les tares de formation qui font que la personne embauchée n’est pas immédiatement productive.
Très vite, la Tunisie s’y est conformée. Les contrats SIVP, les incitations fiscales et les allégements de prélèvements obligatoires, ont été mis en place. Leur effet ne pouvait être que limité dans le temps et leur impact reste circonscrit. Ce sont, au mieux, des expédients. Mais en sus de ces traitements de surface, il faut aller plus en profondeur et jeter un viaduc qui relie l’enseignement à l’économie, donc entre l’école, l’université et l’entreprise. Etant donné qu’il s’agit d’une synergie de groupe, aucun des deux ne doit s’exonérer de sa part de réforme.
Pourquoi n’avoir pas pris la vague de l’économie de l’intelligence?
Le seul reproche que l’on s’autoriserait à faire aux études présentées actuellement est qu’elles focalisent exclusivement sur l’univers de l’éducation sans la lier au nécessaire saut de palier, que doit accomplir l’économie dans son ensemble. Tout le temps que la dynamique de transformation ne sera pas allée jusqu’au bout de sa maturation, nous continuerons à être une économie à peine émergente, c’est-à-dire de sous-traitante. Si on ne se donne pas les moyens de mieux intégrer notre système économique, l’appel pour les diplômés continuera à être anémique.
Il faut rappeler qu’au tout début, l’enseignement générait des cadres, pour l’administration. L’enseignement, hérité de la puissance coloniale bien que réaménagé par les nationaux, restait figé, crispé à sa vocation de créer des fonctionnaires. Et c’était naturel, l’Etat étant le plus gros employeur. Dans l’intervalle, le libéralisme a beaucoup progressé. L’entreprise a pris le relai de l’Etat employeur. Là, le marché de l’emploi a fondamentalement changé. L’éducation nationale n’a pas su changer de moule.
La révolution numérique est arrivée. Nous l’avions vu venir. Souvenons-nous, notre pays a organisé le rendez-vous planétaire du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI). C’était en 2005. Mais pourquoi n’avons-nous pas pris la vague de la société de l’économie du savoir? Le passage, de diplômés formés à la discipline aux diplômés disposés à l’innovation, n’a pas été bien négocié. La co-construction des diplômes semble être la seule issue, selon les expériences des pays à économie avancée, pour réformer l’enseignement. En la matière, il ne faut pas lésiner à la dépense.
Silicon Valley a été le moteur de modernisation de l’éducation aux Etats-Unis. Nicolas Sarkozy, pourtant instruit du surendettement de la France, n’a pas hésité à lancer le grand emprunt de 35 milliards d’euros pour financer son programme de pôles de compétitivité. Dans la foulée, l’autonomie des universités trouve tout son sens.
Au regard de tout cela, nous ne sommes pas en retard d’une réforme de l’éducation mais bien d’un rattrapage en matière économique. Les experts avaient bien diagnostiqué un besoin pour un nouveau modèle économique. Plus vite il émergera, plus vite l’éducation nationale fera son jump dans le futur pour qu’il ne soit pas un saut dans l’inconnue.