Un tournant décisif dans la vie de nombre de Tunisiens dégoûtés des mauvaises pratiques politiques du régime Ben Ali, c’est ce qu’a été le 14 janvier. Des Tunisiens qui ont réalisé que leur apparente indifférence a nourri la bête et qu’il leur revenait désormais de s’impliquer plus dans la construction du pays et d’assurer pleinement leur statut de citoyens.
Maher Haffani en fait partie. Pédiatre, il avait toujours refusé toute forme l’allégeance au pouvoir en place. La révolution lui a offert l’opportunité de s’engager activement dans la vie politique de la Tunisie.
Il a choisi le PDP, un « sang bleu » dont le militantisme et l’indépendance ne faisaient pas de doute. Il trouvait qu’il était le plus légitime dans un contexte postrévolutionnaire, où les partis politiques poussaient comme des champignons. Trop confiant, il ne lui était pas venu à l’esprit que les « sangs bleus » ont toujours eu du mal à tolérer la présence des « roturiers », aussi engagés, impliqués, compétents soient-ils.
Dans l’entretien ci-après, le témoignage d’un militant insoumis.
Monsieur Haffani, vous êtes pédiatre de formation, après la révolution vous vouliez jouer un rôle dans la reconstruction de la Tunisie. Votre choix s’est porté sur le PDP, pourquoi ce parti ?
Le 14 janvier 2011, mon souci majeur était de participer à la reconstruction de mon pays. Nombreux de mes confrères militaient au sein du FDTL du Dr Mustapha Ben Jaâfar. Par affinité idéologique et par respect pour le militantisme de Néjib Chebbi, j’ai choisi le parti démocrate progressiste (PDP).
L’enthousiasme que j’éprouvais, en compagnie de trois de mes amis à l’idée de participer à la construction de la nouvelle plateforme de ce parti me faisait aspirer à des libertés individuelles retrouvées, des débouchées professionnelles pour la jeunesse, de la croissance économique et un rééquilibrage entre les régions…
La priorité pour nous était de concevoir un programme politique et socio-économique à même de répondre à la situation que continue malheureusement encore de traverser notre pays.
Quel est le rôle que vous avez joué avec les nouveaux arrivants pour développer le parti et renforcer son assise sur le terrain ?
Ma mission était la mise en place, de la manière la plus collégiale possible du volet social du programme du PDP finalisé en mai 2011. Toutefois, l’euphorie qui nous portait au début s’est estompée au fil des mois. Le PDP regorgeait de compétences et nous voulions proposer de véritables solutions pour construire un avenir serein pour notre pays. Le bilan est très contestable. Faut-il mettre cela sur le compte de la naïveté ou le manque d’expérience politique ? Aujourd’hui, je peux affirmer que c’est surtout à cause de l’absence de communication entre les anciens et les nouveaux du PDP. Un tournant mal négocié. Une lecture à faire en partant des erreurs du passé y compris un peu plus lointain. Une étape nécessaire pour affronter l’avenir.
Vous voici donc plus initié au monde de la politique et donc un peu moins « nouveau » …Des regrets ?
On ne regrette jamais une expérience aussi enrichissante humainement. Côtoyer des hommes de la trempe de Néjib Chebbi ou Monji Ellouze place l’expérience dans une autre dimension. Ce sont des hommes qui placent l’intérêt de la nation au delà de toutes les contingences et c’est, croyez moi, là où on fait la différence. Surtout lorsqu’en face, vous avez de l’étroitesse, des calculs mesquins, une absence de vision et de la politique politicienne exercée par certains autres ténors du parti.
De l’avis de membres actifs au PDP, vous exprimez votre opinion assez librement. Vous avez proposé des pistes pour renforcer le parti au niveau de son assise militantiste et des solutions pour son rayonnement au niveau international. Pourquoi vos suggestions n’ont-elles pas été prises en compte ?
Mon franc parler dérange mais ma formation médicale m’a toujours imposé d’établir rapidement un diagnostic et de choisir le remède sans détours. J’’estime aussi que seul le travail paie. Avoir des idées c’est bien, les appliquer c’est mieux.
Pour en revenir au PDP, ce qui m’a frappé dès le début, c’est son autarcie. Il me semblait coupé du reste du monde. La révolution tunisienne a pris de facto une envergure internationale et d’une manière ou d’une autre, tous les acteurs politiques internationaux se sont retrouvés interpellés par les événements. C’est pourquoi il me semblait essentiel d’attirer l’attention sur l’importance du dialogue avec les partenaires internationaux de notre pays mais rien n’y fit ! Cela ne suscitait aucune réaction de la part des instances dirigeantes du parti. Je ne me suis pas découragé pour autant. Je reste convaincu qu’on finit toujours par apprendre de ses erreurs. Vous savez, certaines thérapies dans le domaine psychiatrique sont à base de sons émis par l’écoulement de l’eau de fontaines. A force d’entendre, on finit toujours par écouter !
Vous donnez l’impression d’être un homme de l’ombre. Membre du bureau politique du parti, pourquoi vous n’avez jamais pris la parole publiquement ? Votre réaction aujourd’hui ne s’explique t’elle pas par le fait que vous avez été écarté des centres de décisions au sein du PDP après avoir été membre du Bureau politique ?
Je me suis engagé au PDP par conviction, pour apprendre et mener à bon port mes engagements. Rester dans l’ombre ne me dérangeait nullement. C’est le travail d’équipe qui primait et les objectifs à atteindre.
Maintenant, de nombreux militants auraient peut être du s’exprimer afin de mieux faire parvenir la voix de ceux qui croient en les mêmes valeurs que moi. Avec du recul, j’aurais certainement du participer à la présentation du programme pour lequel j’ai beaucoup travaillé. J’ai fait le choix de me consacrer au terrain. C’est certainement mon métier qui fait que c’est l’endroit naturel et idéal pour m’exprimer. Pour ce qui est d’avoir été écarté, j’en suis le premier surpris, car il était clair pour moi, que la fidélité, l’humilité et la compétence devaient être appréciées à leur juste valeur et je n’ai pas cherché le leadership car il me paraissait naturel que le parti allait garder les plus loyaux et les plus performants. Ça n’a pas été le cas. Pensez-vous que le scrutin des dernières élections tunisiennes a mis les meilleurs sur les devants de la scène politique? Certains sont formidables, d’autres moins. Il ne s’agissait pas autant de compétences que de petits calculs et des jeux d’allégeances pour faire élire ceux qui se soumettent le plus facilement. Aujourd’hui, je suis soulagé de ne pas en faire partie.
Le PDP n’a pas réussi aux élections comme il s’y attendait, vous avez figuré parmi les premiers à appeler à des réformes profondes et à une remise en cause de son ancienne organisation. Avez-vu pu convaincre la direction du parti de vos idées?
Avant les élections j’ai estimé que le parti devait évoluer dans sa conception et passer d’un parti figé avec une hiérarchisation stalinienne classique vers une structure horizontale acceptant la participation massive des militants. Cette structure aurait exprimé l’état d’esprit d’une partie de la population tunisienne qui nous rejoignait. Un organigramme a été conçu à cet effet mais, peut être par faute de temps, il n’a jamais pu être mis en œuvre.
Au lendemain des résultats, il était clair qu’une profonde remise en cause devait être envisagée. Des commissions ont vu le jour afin d’individualiser les causes de la mauvaise performance. Des rapports ont été établis et des évidences allaient s’imposer mais la direction du parti n’avait pas estimé utile d’aller plus en avant. C’est un point de vue qui n’a manifestement pas réjoui certains membres du bureau politique qui s’attendaient à une toute autre réaction. Je comprends leur déception.
Pour ma part, j’estime que des choses étaient à faire plutôt que de perdre son énergie dans des commissions qui ne promettaient aucun lendemain. On ne refait pas le passé. Je voulais que nous soyons productifs et que nous avancions.
Croyez-vous le passage du parti PDP au “Al Hizb Joumhouri ” après sa fusion avec Afek et le parti républicain soit une garantie pour mieux assurer aux prochaines élections? Ne faisiez-vous pas partie de ceux qui prônaient ces rapprochements?
Sachez que je suis très en faveur du regroupement des forces démocratiques. Quand on voit le résultat obtenu lors des élections, on se rend compte par un simple calcul du gâchis provoqué par l’éparpillement des voix électorales. Donc, sur ce plan je suis catégoriquement pour cette initiative à laquelle je n’ai cessé d’appeler et bien avant les élections du 23 octobre. D’ailleurs, je suis choqué de l’acharnement que mettent les forces démocratiques à écarter les destouriens de la vie politique et surtout ceux qui n’ont rien à se reprocher. Nous pénalisons des personnes pour les mauvaises pratiques d’autres. Tentons-nous ainsi d’effacer une partie de l’histoire de la Tunisie ? Qui nous garantit que ces destouriens déçus par l’attitude des forces démocratiques n’iraient pas renforcer les rangs du camp adverse ? Nous l’avons vécu lors des premières élections, alors attendons-nous à de pareilles pratiques si une nouvelle loi d’exclusion passe, ce qui, du reste, n’a rien de démocratique.
L’ombre de la discorde plane sur “Al Hizb Al Joumhouri” avec l’apparition d’un courant réformiste et des dissensions au sein de la direction du parti. Pensez-vous la situation soit gérable ? Quels sont les risques pour que cette nouvelle composante politique éclate ?
Si « Al Hizb Al Joumhouri » doit exploser, ce n’est certainement pas par la faute de ce courant « réformiste », encore moins à cause des nouveaux qu’il s’agisse de Afek ou du parti Républicain ou des personnalités indépendantes qui l’ont rejoint.
Les réformistes, comme vous les appelez, ne se distinguent pas de l’entité mère à laquelle ils ont exprimé leur dissidence sinon pourquoi auraient-ils attendu le congrès pour passer à l’acte ? Si la dissidence était basée sur des considérations politiques marquant une nette cassure à propos de principes politiques de base, je veux bien accepter la dissidence et même envisager l’éclatement. Seulement, le cas échéant il ne s’agit que d’une dissension portant sur une revendication d’ordre moral au sein d’une famille dont les membres sont en désaccord sur un lègue.
Je profite de cette occasion pour appeler les deux parties à plus de raison et de sagesse et m’adresse aux dissidents pour leur rappeler qu’un énième parti ne fera qu’embrouiller encore plus l’esprit du citoyen alors que l’heure est au regroupement. Quant au leadership du « Hizb Al Joumhouri » j’aimerais lui rappeler l’importance de la réussite de la gestion des affaires internes du parti comme échantillon de son savoir faire à l’échelle du pays.
Les leaders historiques du PDP doivent-ils revoir leurs stratégie et tactique dans le sens de l’intégration d’une nouvelle classe politique formée de jeunes compétences?
J’estime que les élections du 23 octobre ont été biaisées par le boycotte de la jeunesse. Surtout ne pas faire porter le fardeau à la jeunesse qui a réussi à elle seule la révolution. Les quatre millions de non votants dont les jeunes se taillent une part de lion se sont détournés de leur devoir électoral par dépit.
L’enjeu est d’assurer leur représentativité. A ce jour, aucun des partis démocrates ne peut les satisfaire tant les formations, structures, approches et méthodologie rappellent le parti déchu. Une infime partie ne s’est–elle pas retrouvé dans le PDM ? Il ne présente pas une structure pyramidale hiérarchisée. Cela devrait susciter une vraie réflexion…
Les insoumissions, les dissensions, les attaques personnelles polluent la vie et les partis politiques tunisiens à l’exception d’Ennahdha. Des partis incapables d’évoluer démocratiquement pourront assurer un autre exercice sans pareils défauts ?
Le PDP n’était peut être pas démocratique mais « Al-Joumhouri » semble en bonne voie pour l’être. Cependant, sachez que je sépare clairement le PDP et ses instances dirigeantes du positionnement de leader d’Ahmed Néjib Chebbi. Celui-ci se trouve en retrait par rapport à la direction du parti qui est représentée par la Secrétaire générale et son Comité exécutif.
Je suis au fait du rôle de chacun. Certains agissements sont en totale discordance avec la gestion démocratique. Pourtant, je ne peux pas imputer la totale responsabilité de cette situation à la direction du parti vu que les décisions finales qui concernaient les points délicats se prenaient soit en bureau politique soit en comité central après vote à bras levé.
Il est donc impératif de savoir que la responsabilité doit logiquement, dans ces cas, être dispatchée sur toutes ces instances. Cependant, je ne nie pas que pour la gestion des affaires courantes et journalières, la direction du parti s’est réservée le dernier mot en faisant cavalier seul et là, certaines contre-performances et échecs lui sont directement imputables. Or, ils n’ont pas été assumés et cela a créé un sentiment d’injustice éprouvé par certains militants.
Le pays n’arrive pas à se redresser et la situation socio-économique que traverse le pays est très précaire, beaucoup de tentatives de redressement sont tentées mais on a l‘impression que l’on s’embourbe de plus en plus. Qu’en pensez-vous ?
Les constats sont là. Le 17 février, webmanagercenter m’avait publié dans un article intitulé « Tunisie : Le rendez-vous fatidique des 100 jours » 14 propositions d’actions urgentes à entreprendre en tenant compte des préoccupations du pays que j’avais regroupé en 6 thèmes différents devant retenir l’attention du gouvernement. Ces propositions restent d’actualité car à ma connaissance rien de tout ce que j’ai soulevé n’a trouvé de réponse. Aujourd’hui, en plus de tous ces sujets socio-économiques à aborder, un problème majeur empoisonne le climat politique du pays et il concerne l’absence de confiance. Personne n’a confiance en personne. Les investisseurs attendent des signaux forts de la troïka au pouvoir qui apparemment n’a comme ultime objectif que de se donner les moyens se le garder, l’opposition se cherche des leaders alors qu’elle doit être dans la proposition et le peuple dans tout cela a de moins en moins confiance et perd de plus en plus patience. Pour instaurer cette confiance entre les différents protagonistes de notre vie politique, chacun doit y mettre du sien et à commencer par la troïka au pouvoir car n’inversons pas les rôles. Après tout, le pouvoir, elle l’exerce, et est donc la mieux placée pour rendre des comptes. A cet effet, maintenant que les grandes échéances semblent être plus ou moins fixées, je l’invite à s’y conformer, à ne pas essayer d’abuser de sa position de pouvoir pour décréter des lois favorisant ses intérêts, à ne pas influencer la justice, à soumettre l’appareil sécuritaire au service du citoyen et non à celui d’un courant politique et surtout à arrêter de leurrer le peuple par des sujets insignifiants en rapport avec soit une réelle incompétence soit une finalité de prise de pouls politique.
D’un autre côté, je peux affirmer que les partis de l’opposition et spécialement les démocrates, pour la solennité de la prochaine échéance, doivent ravaler leurs égos et mettre en sourdine leurs ambitions et les différer en ayant comme objectif l’intérêt de la nation qui vit une heure grave. Si un projet doit rassembler toutes ces forces progressistes démocrates, alors que le challenge de leur rapprochement, de quelque manière qu’il soit, sera la première pierre dans l’édifice car les concessions faites au nom de l’intérêt général ne font que consolider les bâtisses. A l’occasion, je tiens à lancer un appel personnel aux responsables des partis politiques démocrates et républicains que j’ai eu le plaisir de côtoyer ou de rencontrer depuis l’avènement de la révolution. Au nom de l’histoire de notre pays, pour l’amour que nous lui portons et pour ce qu’il a pu nous donner comme satisfactions et émotions, ne laissez pas passer cette occasion historique d’instauration durable d’une démocratie tunisienne et montrons au monde entier une autre dimension, une autre facette d’un pays maghrébin arabo-musulman dans lequel la famille démocrate peut s’unir ou du moins se rapprocher. Quand la raison d’état s’impose, les ambitions personnelles se ravalent !
Comment voyez-vous l’évolution du paysage politique tunisien ?
Notre pays a connu 24 civilisations. Aucun extrémisme n’a pu s’y enraciner. Par contre, Carthage est une des premières démocraties de l’histoire et son sénat a inspiré celui de Rome. A chaque fois que des injustices se sont produites dans cette région du monde qui est la notre, la réaction partait toujours en premier de notre pays. Nous avons connu l’islam dès ses premiers balbutiements et nous nous y sommes soumis. Nous avons adopté un islam de culte malékite modéré et pacifiste. Durant les quinze derniers siècles aucun extrémisme n’a pu s’enraciner dans notre pays. L’islam est notre religion d’état et nous l’avons pratiqué sereinement. Jamais de l’histoire de notre pays nous n’avons instrumentalisé notre religion à des fins politiques d’ici-bas.
Pour tout cela et pour des tas d’autres raisons historiques, je réaffirme ma conviction que notre pays sortira de cet imbroglio politique avec des acquis qui nous survivront et pour des décennies.
Enfin, je pense que le paysage politique des années à venir sera fortement influencé par le régime de gouvernance qui sera retenu par la constituante. Dans le cas où la présidence de la république aura des prérogatives conséquentes, il faudra que les forces démocratiques républicaines s’accordent sur une candidature unique. Les premières élections de la deuxième république méritent un tel consensus. Si tel ne sera pas le cas, le scénario du 23 octobre se renouvellera.
Un mot positif pour l’avenir. Êtes-vous toujours aussi engagé politiquement ?
La démocratie comme les droits de l’homme sont des valeurs universelles qui doivent être défendus dans notre pays. Ils forment un précieux rempart contre toutes les formes de retour en arrière.
Vous savez, on apprend toujours des erreurs. De nombreux militants comme moi sont convaincus de leur apport. Pour des « nouveaux », nous avions finalement une vraie vision et avons vu venir bien des échecs mais il n’y a de pire sourd que celui qui ne veut entendre. Aujourd’hui, notre pays affronte une crise de confiance et c’est aux partis politiques de redorer leur blason en tentant de convaincre à nouveau les militants, partisans, citoyens, électeurs de la justesse de leurs propositions. Le danger est que les tunisiens et tunisiennes se désintéressent à nouveau de la chose politique. La société civile assume efficacement et admirablement un rôle primordial en ce moment. Il faudra appuyer ses actions, mais ne nous leurrons pas ! Ce sont les partis politiques qui gagnent des élections. L’action politique et la direction d’un pays ne peuvent se concevoir qu’à partir de l’activité au sein de partis politiques. Il est donc impératif que ceux-ci se mettent au diapason de la réalité du pays et des exigences des citoyens. Quant à moi, c’est parce que je ne vis aucune obnubilation par le pouvoir que je me permets ces réflexions. Convaincu de ne plus pouvoir donner le meilleur de moi-même au sein du PDP ou Joumhouri, j’ai décidé de me retirer. Qui sait ? Je servirais peut être mieux mon pays ailleurs.