Presque seize mois après l’avènement de la révolution du 14 janvier 2011, le pays est toujours en ébullition. La recrudescence des sit-in et d’autres revendications sociales à l’ouest et au sud du pays remet les pendules à zéro et pose de nouveau sur la table la problématique du déséquilibre régional et la nécessité d’en débattre, au moment même où le pays est en train de perdre sa stabilité séculaire.
Gros plan sur une situation peu reluisante et sur la dualité développementale est-ouest.
Ainsi, d’un côté, nous avons sur le littoral une Tunisie prospère, sereine, calme, insouciante et férue de football et de qualité de vie, et ce malgré les difficultés que rencontre une de ses principales sources de croissance, en l’occurrence le tourisme, en raison justement de l’instabilité et de l’insécurité qui prévalent à l’ouest et au sud; de l’autre, à l’ouest et au sud, nous avons une Tunisie pauvre, en rébellion constante, revendiquant, pêle-mêle, emploi, développement, équité des chances, identité et droit de regard exclusif sur les ressources régionales au point qu’il est permis de parler, de nos jours, de véritable risques de «bantoustanisation» d’une petite Tunisie de 800 km de long et de 300 km de large. Tout le monde revendique l’appropriation du territoire dans lequel il évolue.
Les Gafsiens veulent Gafsa et sa juteuse compagnie de phosphate rien que pour eux. Les gens de Tataouine veulent s’approprier une partie du pétrole du sud du pays. Les Oasiens de Tozeur et de Kébili veulent mettre la main sur des parcelles de palmeraies relevant du domaine de l’Etat. Et la liste est loin d’être finie.
Les protestataires osent, parfois et bizarrement, revendiquer des sources de revenus peu réglementaires telles que le droit d’exercer la contrebande sur les frontières. C’est le cas des habitants de Tataouine qui ont observé une grève générale –nous disons bien «une grève générale»- pour forcer le gouvernement à leur ouvrir le point de transit Mach’hed Salah avec la Libye. Tout le monde connaît bien en Tunisie la qualité et la nature du trafic qui existe sur ces points de transit.
La situation s’est dégradée à un stade que de bandes mafieuses (exportateurs non réglementaires, contrebandiers) et d’extrémistes religieux y ont trouvé le terrain idéal pour manœuvrer, imposer leur pouvoir et oser défier l’administration centrale en poussant gouverneurs, délégués, agents de l’ordre et militants de la société civile à quitter leurs fiefs (démission du gouverneur de Kébili, assassinat d’un agent de l’ordre à Sidi Ali Bouhejla…).
De son côté, le gouvernement, malheureusement inexpérimenté et surtout piégé par la non tenue de ses promesses électorales, se contente de se donner en spectacle ce désordre, de pratiquer la règle des deux poids et deux mesures en s’interdisant d’appliquer la loi sur les abus criards des salafistes (profanation du drapeau national, intimidations quotidiennes, appel au meurtre des “mécréants“…) et de faire imputer à la presse la tendance fâcheuse d’hyper-médiatiser et d’amplifier l’insubordination.
Pis, le leadership au pouvoir se délecte à diviser plus qu’à rassembler les Tunisiens. En vertu d’une stratégie bien huilée, les responsables nahdhaouis, relayés par leurs milices sur le terrain, s’emploient à créer des diversions pour pousser les Tunisiens à se préoccuper de sujets improductifs, sans lendemain et parfois provocateurs. Cas de l’appel à la privatisation de la télévision publique ou encore l’invitation dans le pays de prédicateurs promoteurs de projets de sociétés momifiées.
Moralité: les Tunisiens vivent un stress quotidien à cause de ces diversions aux relents électoraux de basse facture.
Les ministres, pour leur part, décrédibilisés par leurs actes et déclarations maladroites, n’osent plus se rendre à l’ouest et au sud du pays pour contacter les indignés et écouter leurs préoccupations. Ce sont plutôt les indignés qui font le déplacement à Tunis pour tenter de se faire entendre.
Quant à l’opposition, traumatisée par la répression de la manifestation du 9 avril dernier et plus que jamais convaincue de la nature hyper-autoritaire du pouvoir en place, elle est déterminée à œuvrer, sous la houlette de Béji Caïd Essebsi, à s’organiser dans les régions et à libérer l’espace public sur tout le territoire national.
Selon nos informations, des initiatives seront rendues publiques, à cette fin, au plus tard d’ici fin mai 2012.
Enjeu du débat stratégique sur le déséquilibre régional
Par-delà ce bras de fer entre ces pseudo-professionnels de la politique, détenteurs du pouvoir légal (du moins provisoirement), d’un côté, et les opposants, de l’autre, le pays demeure hélas divisé et la fracture est toujours nette entre l’est et l’ouest. Le déséquilibre régional est toujours une réalité.
Pourtant, du temps du gouvernement BCE, une littérature abondante a été développée pour esquisser des alternatives possibles à cette dichotomie est-ouest. Des experts en développement et autres sociologues ont esquissé des scénarios de modèles alternatifs avec comme ultime but la reconstruction en Tunisie d’un espace (le territoire du pays) unifié pour tous les Tunisiens.
Les promoteurs de ces projets ont traité longuement des conditions à réunir pour la réalisation de cet idéal: développement solidaire, programmation de grands projets volontaristes et fédérateurs qui font rêver et qui ouvrent de véritables perspectives pour le développement durable du pays.
Au nombre de ceux-ci figurent le prolongement du canal Medjerda vers le sud du pays, la réalisation de mégas centrales d’énergie solaire et de dessalement de l’eau de mer, la mise en valeur du Sahara (40% du territoire du pays) grâce à l’eau dessalée, l’option pour une économie verte: investissement dans le ferroviaire et la voiture électriques (une manière d’anticiper sur l’avenir…), l’agroalimentaire, le désenclavement de l’intérieur par un réseau de voies expresses, la dotation de tous les gouvernorats d’équipements collectifs efficaces (hôpitaux, technopoles, universités, entreprises structurantes…).
Le sociologue Ridha Boukraâ pousse l’analyse plus loin et propose dans son “projet de modèle de développement alternatif“, la réhabilitation du local dans tout le pays (bourgades et douars) à travers la création d’entreprises locales, de banques locales, l’enclenchement d’une dynamique entrepreneuriale locale favorisant emploi et investissement.
Pour garantir le bon fonctionnement d’un tel modèle alternatif, le sociologue énumère plusieurs facteurs à réunir en amont. Au nombre de ceux-ci, il cite: une planification ascendante (du local vers le central), une représentativité des acteurs régionaux (institution de la commune rurale) et la mise en place de décideurs budgétaires régionaux et l’arbitrage de l’Etat entre les régions décideuses.
Loin de nous l’idée de faire la morale à qui que ce soit, on estime qu’un débat sur ces approches d’une grande facture mérite d’être engagé, et ce en dépit de la précarité de la situation qui prévaut actuellement dans le pays, et parallèlement aux difficultés dans lesquelles se débat le pays. Il y va de l’intérêt de tous.
A bon entendeur.