Consolider sa place sur un terrain conquis d’avance grâce à la religion, c’est ce que n’a cessé de faire le parti religio-politique Ennahdha depuis le 14 janvier et même bien avant grâce au militantisme clandestin dans lequel ses adeptes sont passés maîtres. Certains parmi eux se sont évertués à se doter de toutes les qualités et taxer les autres de tous les défauts d’apostats, amoraux et jusqu’à traitres à la cause de l’islam et de la oumma. Cela s’appelle la stratégie de la polarisation (siasset al istiktab) utilisée dans des pays comme les USA ou la France . Elle vise à consolider l’identité d’un groupe en présentant péjorativement les autres. Sarkozy en a usé en direction des immigrants et il a perdu une grande frange d’électeurs potentiels. Cette stratégie se base sur la dimension identitaire, en créant une image avec laquelle les membres du mouvement peuvent s’identifier et se positionnent face aux autres. Ce processus permet également de recruter des membres potentiels et faire adhérer d’autres auditoires au discours du mouvement.
C’est ainsi qu’Ennahdha a réussi à légitimer toutes ses expressions politiques ainsi que celles des courants qui lui sont proches comme les salafistes et a facilité la mobilisation de ses adhérents. C’est ainsi également, si nous suivons le raisonnement établi par une étude appelée «Ethos collectif et rhétorique de polarisation» (Lire), qu’elle a renforcé son identité collective par l’élaboration de traits caractéristiques propres au groupe, à savoir l’apparence, le langage, les valeurs, les croyances et les symboles visuels. Les Nahdhaouis sont aujourd’hui presque aisément identifiables…
Stanley Kurtz, chercheur américain à la Hoover Institution de l’Université de Stanford, explique dans un article paru sur le site de la National Review, la polarisation de la politique américaine par l’espoir d’Obama de diviser les USA de part et d’autre de lignes de classe entre les contribuables et les bénéficiaires des impôts. En Tunisie, la stratégie de la polarisation du parti Ennahdha consisterait plutôt à diviser le pays entre ceux qui la soutiennent –aveuglément- et ceux qui n’adhèrent pas à sa ligne idéologique et politique.
La théorie du bon et du mauvais flic
Le chercheur américain répartit la stratégie de la Maison Blanche en interne et externe ou «good cop/bad cop» (bon flic, mauvais flic). «L’idée est qu’un politicien d’apparence modérée –le bon flic– travaille à l’intérieur du gouvernement tout en coordonnant les mouvements radicaux, à l’extérieur. C’est ainsi que, explique-t-il, on organise le pouvoir des masses». Un modèle que nous retrouvons dans notre vie politique et publique, les «good/bad», on en trouve beaucoup dans les arcanes du pouvoir aujourd’hui en place.
Reconnaissons quand même qu’Ennahdha a été à bonne école et est une bonne élève. Nous l’avons vécu en Tunisie, nous le vivons encore, les exemples sont légions. La leçon de la polarisation, elle l’a bien apprise. Accentuer les écarts entre les situations sociales provoquées par le jeu des inégalités, des différences culturelles, des appartenances partisanes autour de pôles opposés, qui dit mieux. Eureka! Exacerber les sentiments religieux et les mettre au service de la cause, quoi de plus habile? Mobiliser le plus grand nombre d’électeurs en axant le discours politique sur les attaques à l’encontre de l’identité arabo-musulmane et la décadence des valeurs «prônée» par une «gauche athée», quoi de plus adroit? Ce discours a permis de mobiliser même les abstentionnistes et s’est rallié les hésitants et les culturellement conservateurs aux dernières élections.
Le parti au pouvoir a été bien servi. Tout d’abord en ce dimanche 26 juin 2011, jour où l’Africart a été attaqué par un groupe d’extrémistes religieux. Dans la salle de cinéma, on diffusait le film de Nadia El Feni «Ni Dieu, ni maître», rebaptisé ensuite «Laïcité inchalla». Les apparitions télévisées de la réalisatrice qui tenait à défendre son film et ses idées bec et ongles étaient perçues comme de la provocation par une grande part de Tunisiens pratiquants et d’autres qui ne le sont même pas. Les conséquences en ont été néfastes sur la société tunisienne, fragilisée par une longue période d’incertitudes et un vide culturel cultivé sciemment tout au long des 23 années par un Ben Ali, pour lequel la liberté de penser était en elle-même un «blasphème».
Le 7 octobre 2011, peu avant le premier scrutin libre organisé en Tunisie, la programmation du film iranien d’animation Persépolis en dialecte tunisien soulève un tollé général dans le pays. Les salafistes et autres manifestants avaient appelé à “fermer et incendier Nessma TV”, et les Tunisiens, majoritairement ouverts et tolérants, ont déploré le timing choisi pour la transmission du film. Certains sont allés jusqu’à expliquer la débâcle des partis progressistes dans les élections par un repli identitaire suscité par la diffusion de Persépolis. Des jeunes, des moins jeunes, des cadres et hauts cadres travaillant dans le public et le privé ont choisi Ennahdha, un parti basé sur la religion qui leur offre un modèle dans lequel ils se retrouvent et aux valeurs duquel ils s’identifient. Des valeurs refuge de justice, d’honnêteté, de loyauté et d’équité. Nombreux sont les Tunisiens qui avaient expliqué ensuite leur choix par cette phrase «Eux au moins ont peur de Dieu, ils nous traiteront bien et ne spolieront pas la patrie»…
Des prêcheurs conquérants…
La Tunisie a également eu droit à une suite sans fin de prêcheurs arrivés de tous les coins des pays islamistes appelant à sa conquête, elle, la «rebelle» et jusqu’au renforcement des mouvements salafistes, djihadistes, habachistes… A chaque fois, un bon ministre nous sort une litanie que nous ne cessons d’entendre «Nous condamnons la violence, nous soutenons la liberté des médias, le pluralisme, le multipartisme, la démocratie, la liberté, et nous comptons sonner la fin de la récréation aux récalcitrants…». A chaque fois, les récalcitrants sympathisants proches du pouvoir, sans en avoir l’air, font leur show. Focalisant l’intérêt des médias, divisant encore plus le peuple, canalisant l’attention des réseaux sociaux et tels des aimants, ils attirent le leadership politique et civil sur leur terrain les contraignant à défendre leur appartenance culturelle et leurs racines civilisationnelles, oubliant que les priorités du pays sont d’ordre social et économique et sans omettre le respect d’un agenda politique.
Les manifestations et sit-in pour l’assainissement de la télévision nationale seraient «spontanées», l’invitation d’extrémistes wahhabites malades serait l’œuvre d’associations. Et les «bons ministres, porte-parole» de nous dire: «Ne défendez-vous pas la liberté? La démocratie? N’ont-ils pas le droit d’inviter leurs inspirateurs dans leur pays, la Tunisie appartient à tout le monde… N’ayez pas peur, nous sommes les meilleurs garants de la sécurité de tous les Tunisiens, musulmans, chrétiens, juifs et même athées». Parallèlement, les bars sont attaqués à Sidi Bouzid, la grande messe est organisée à Kairouan et l’Emirat est instauré à Sejnane. Qui dit mieux?
Pendant tout ce temps, les seuls projets de loi qui concentreraient l’intérêt de l’opinion publique se rapporteraient à l’augmentation des salaires des députés, l’interdiction aux destouriens de participer aux prochaines élections, le dédommagement des anciens prisonniers politiques et les violences et manifestations de plus en plus fréquentes des salafistes. Cela s’appelle polariser l’attention du peuple sur des thématiques qui ne sont pas les plus importantes dans un pays où le taux de chômage va atteindre le million, où nous ne voyons pas les fruits de la croissance criée et décriée par le gouvernement sur le terrain, où les CHU au nombre de 26 sont concentrés sur les plus grandes villes alors que les enfants des régions intérieures et du sud manquent de soins, où les universités sont de plus en plus mal encadrées et pauvres et où les investissements et la création de l’emploi et de la richesse tardent à venir.
Quand est-ce que la Tunisie trouvera l’alternative qui puisse contrer ou corriger le processus pour le bien du pays?