«Le jour où je réaliserais que j’ai lésé une personne, que j’ai émis un jugement injuste ou que j’ai dépossédé de leurs biens légitimes des individus faisant d’eux des victimes, je démissionnerais non seulement de mon poste à la tête de la Commission de la confiscation, mais également de mon poste de magistrat -“rabbi fouk el koll w ana nkhaf rabbi“- je ne veux en aucun cas avoir un problème de conscience». C’est la déclaration de Néjib Hnane, président de la Commission de la confiscation, dont le communiqué paru il y a une dizaine de jours, a soulevé un tollé dans la communauté d’affaires et dans les hautes sphères de l’Administration publique et de l’Etat.
Entretien
WMC : Monsieur Hnane, suite au communiqué que vous avez publié appelant les personnes qui ont profité des largesses de l’ancien régime à se dénoncer volontairement, on vous a taxé d’être un inquisiteur, de vous substituer au procureur, au juge et aux instances de justice transitionnelle. Quelle est votre réaction par rapport à cela?
Néjib Hnane : Lorsque j’ai assumé mes charges à la tête de la Commission, je devais appliquer un texte de loi. Le premier article de la loi était clair et je n’ai pas eu à l’interpréter, il est subdivisé en 2 parties, la première concerne les personnes citées nominativement et concernées par la confiscation, et le deuxième des tierces personnes qui n’ont pas été citées mais qui ont profité du système.
Dans l’application de ce décret-loi, il fallait également prendre en compte l’exception apportée par l’article 47 et qui concerne les biens hérités qui n’entrent pas en ligne de compte.
Le communiqué que j’ai diffusé ne concerne pas les personnes citées dans la première liste et je suis surpris qu’il ait suscité autant de réactions négatives. J’estime que j’ai fait acte de civisme en appelant des personnes qui ont profité d’un système réputé pour son haut degré de corruption de venir d’elles-mêmes s’expliquer. La reconnaissance d’un délit ou d’une infraction de manière spontanée constitue en elle-même un facteur d’allègement d’une peine ou des circonstances atténuantes.
Nous voulons instaurer une nouvelle mentalité responsable telle celle suivie dans des pays démocratiques caractérisés par un haut degré de civisme. Le peuple tunisien mérite que l’on soit honnête et transparent avec lui, son haut niveau de conscience le lui permet.
Beaucoup d’opérateurs économiques n’arrivent pas à comprendre comment un magistrat pénaliste puisse traiter des affaires commerciales et civiles sans être influencé par son background professionnel?
Je voudrais à ce propos apporter des précisions qui vont à l’encontre de ce que vous dites: tout d’abord, j’ai exercé en tant que juge pénal, en tant que substitut du Procureur et en tant que juge d’instruction, mais j’ai également assuré des fonctions de juge commercial et de juge immobilier. J’ai exercé à la Cour de Cassation pendant 9 ans en tant que juge civil. Mon exercice dans la Commission ne souffrirait aucun tort de ma formation, au contraire, ma formation pluridisciplinaire conjuguée à mes études à l’Ecole de Droit de Grenoble me permettra d’assurer ma mission de la meilleure manière qui soit.
Ceci étant, je tiens à rappeler qu’en tant que magistrat, mon rôle est de veiller à l’application d’un texte de lois dans le respect d’une approche strictement légale.
Pour revenir au communiqué publié récemment, je voudrais préciser que les concernés sont ceux qui ont trempé dans des affaires d’abus de pouvoir, d’infractions, de passe-droits ou de malversations dans le cadre de tractations financières, douanières ou administratives. Ou encore ceux qui ont, preuve à l’appui, profité volontairement de leurs liens avec l’ancien président pour servir leurs intérêts personnels.
Le fait est qu’ils ne sont pas les seuls responsables, car ils ont des vis-à-vis tout aussi concernés, comment comptez-vous traiter des dossiers aussi compliqués avec autant de personnes impliquées sans mettre le pays sens dessus dessous?
Justement, le nombre de personnes impliquées peut être assez grand… En fait, le parquet a pour charge de mettre en mouvement l’action publique. Mais pour cela, il faut que les poursuites suivent un schéma légal et que cela se fasse sur la base d’une demande exprimée par une partie ou une autre pour les lancer. Il y a une hiérarchie dans le lancement de la machine judiciaire. Le parquet relève du ministre de la Justice qui supervise la mise en œuvre du dispositif procédurier et juridictionnel sur tout le territoire national, lequel doit rendre compte au chef du gouvernement et à la Constituante en dernier ressort.
J’ai remarqué, dans le cadre des prérogatives qui m’ont été léguées par le décret de confiscation et des dossiers que je suis en train d’étudier, nombre de délits et d’infractions. Pour moi, ceux qui doivent statuer en dernier ressort sur ces dossiers sont les plus hautes autorités de l’Etat, comprenant le chef du gouvernement et celui de la Constituante. En ce qui me concerne, je me contenterai d’appliquer la loi à la lettre.
Justement, nous savons que les quatre commissions constituées juste après le 14 janvier et comprenant celle sur la corruption et les malversations, celle sur la confiscation, celle de la récupération des biens à l’étranger et de l’investigation sur les abus et les violations, ont été mises sous la tutelle du Chef du gouvernement. Est-ce-à-dire que vous ne décidez de rien en dernier recours? Et comment comptez-vous vous comporter dans cette phase où le gouvernement s’est engagé dans un processus de justice transitionnelle?
Nous sommes uniquement une Commission de confiscation, donc il ne nous revient pas à décider de ce qui doit se faire à l’échelle du pays. Nous sommes une commission technique qui applique la loi. Nous sommes au fait de nos limites. Ceci étant, j’aimerais préciser que les actions que nous entreprenons aujourd’hui entrent dans le cadre d’une justice permanente et non transitionnelle.
Maintenant s’il s’agit de parler de l’impact juridique des décisions que nous prenons, la première question que je poserais est celle du pourquoi du tollé soulevé par la publication du communiqué sur la nécessité de se présenter de manière volontaire et se dénoncer. J’estime que cela entre dans le cadre d’une justice transitionnelle, on pourrait d’ailleurs s’en inspirer dans l’intérêt du pays. Car in fine, tout ce que nous entreprenons est dans l’intérêt du pays et renflouera le budget de l’Etat. A nos yeux, le peuple tunisien est plus important que tout et ce peuple ne voudrait pas non plus que nous spoliions des personnes honnêtes de leurs biens.
Nous tenons, d’autre part, à préserver l’image d’une Tunisie juste et respectueuse des droits de l’homme à l’international, et d’ailleurs, nombreuses sont les personnalités qui ont apprécié le contenu du communiqué. La transparence, la crédibilité, la légitimité et la justice sont déterminantes dans les relations internationales économiques et principalement commerciales, notre gestion peut œuvrer pour améliorer le positionnement de la Tunisie à ce niveau, un haut fonctionnaire m’a d’ailleurs déclaré “Nous aurions aimé que les pays de l’Est aient appliqué ce genre de mesures avant de passer à autre chose’’.
La Commission a-t-elle le droit de confisquer les biens de personnes dont les affaires sont déjà devant la justice?
Les personnes dont les affaires sont déjà devant la justice peuvent se présenter à la Commission de la confiscation et convenir d’un accord au cas où elles ont commis des infractions. Qu’elles aient des affaires en cours ne nous empêche pas, en tant que Commission, de procéder à la confiscation si nous prouvons l’implication des concernés.
En fait, en les appelant à venir se dénoncer de manière volontaire, nous donnons des chances à tous et à toutes de régler leurs dossiers à l’amiable. S’il n’est pas prouvé que la personne ait été impliquée ou est en possession de biens mal acquis, nous ne pouvons en aucun cas appliquer le principe de confiscation systématique.
Près d’une année et demie après le 14 janvier 2011, devons-nous réagir de la même manière face à des exigences révolutionnaires qui peuvent faire des torts à des personnes qui pourraient être innocentes? Si j’ai une fille mariée à un proche de l’ancien président, doit-elle payer ainsi que sa famille pour cette union?
Vous posez là la question de la confusion entre “la partie victime“ et “la partie coupable“. Cela relève des évidences dans les disciplines judiciaires. Le blanc ne sera pas noir, le noir ne sera pas blanchi. Nous voulons établir les vérités par les faits et les preuves. En tant que juge, je ne ferais pas de confusion entre les victimes et les coupables. Un père peut être fautif et son fils innocent. Notre seul critère sera la preuve qu’il y a implication dans des pratiques de corruption. A titre d’exemple, dois-je personnellement être jugé parce que je travaillais sous les ordres d’un ministre de la Justice lequel faisait partie de l’ancien gouvernement et de l’ancien régime? Nous ne pouvons en aucun cas considérer tous ceux qui ont travaillé sous le régime Ben Ali comme corrompus ou tous les opérateurs économiques impliqués dans des pratiques malsaines. Il faut avoir enfreint la loi pour être poursuivi. J’irais même plus loin, ceux qui ont été acculés à traiter avec l’ancien président et ses proches sans en avoir profité eux-mêmes ne pourraient être tenus pour responsables.
Pour les 114 personnes citées dans le décret, si l’on vient à prouver que leurs investissements proviennent d’héritages ou de biens biens-acquis, ont-ils des chances d’échapper à l’application des clauses stipulées dans le décret-loi sur une confiscation systématique?
La seule exception réside dans l’article 47 concernant l’héritage, et nous appliquerons automatiquement la loi pour cette exception s’il est prouvé que les biens ont été acquis grâce à des capitaux hérités. C’est notre devoir de respecter l’esprit de la loi. Pour le moment, la Commission veut clore le dossier de la liste des personnes dont les noms ont été cités dans le décret-loi en respectant les principes de la légalité et de la transparence.
Nous avons également instauré de nouveaux mécanismes de travail par spécialités et en faisant appel à des compétences pointues, car il s’agit de données très complexes et de secteurs d’activités différents les uns des autres. L’objectif est d’accélérer le processus pour donner au plus tôt des résultats concrets.