Après la révolution, cinq images m’ont durement frappé. Il y a d’abord celle de ces milliers de jeunes de Zarzis qui ont exploité les dérapages sécuritaires, juste après le 14 janvier, pour se jeter à la mer et fuir le pays à leurs risques et périls, au moment même où l’ensemble des Tunisiens croyaient que l’espoir est plus que jamais permis. Vient ensuite celle de ces jeunes d’Ain Draham qui ont marché des kilomètres à pied pour essayer de franchir, à Babouch (village frontalier au nord-ouest), la frontière et aller en Algérie, celle de ces millions d’étalagistes qui ont envahi et enlaidi toutes les artères des villes du pays, celle de ces jeunes salafistes, de véritables fusibles programmés pour édifier, au forceps , une société momifiée, et enfin, celle de ces jeunes contrebandiers qui osent franchir les barrières douanières, à Ben Guerdane et à Dhihiba, en dépit des tirs de l’armée et de la police et la crevaison des roues de leurs véhicules.
Ces images terribles d’une jeunesse désespérée, nihiliste, téméraire et autodestructrice qui cherche à quitter le pays, sans état d’âme et par tous les moyens, m’ont semblé trop frappantes pour interpeller toutes les consciences et exiger des intellectuels, particulièrement des sociologues, une explication.
Malheureusement, aucune initiative sérieuse et exhaustive n’a été, à ma connaissance, entreprise jusque-là. Les Tunisiens abasourdis continuent, hélas, à subir, presque chaque jour, ces images accablantes.
La question qui mérite d’être posée dès lors est celle-ci: pourquoi ces jeunes, nés dans une Tunisie pacifique, homogène, réputée pour sa stabilité et sa modération séculaire, éprouvent-ils le besoin de la fuir et parfois même de la détruire (cas des salafistes qui ne reconnaissent même pas le drapeau national)? En d’autres termes, que revendiquent-ils? L’emploi dites-vous? Il me semble que ce n’est pas crédible. Car, la dignité, la liberté et le droit au combat pour l’instauration de l’égalité des chances, dont ils jouissent grâce à la révolution, sont propres à libérer leurs énergies et à les encourager à prendre moult initiatives devant leur assurer emploi et source de revenu.
Le problème auquel sont confrontés ces jeunes, certes marginalisés 23 ans durant par la dictature et, pour la plupart, des illettrés par l’effet du chômage de longue durée, réside peut-être dans le fait qu’ils sont plus travaillés par l’instinct de vivre l’ici et le maintenant et de refuser de penser à demain et à l’effort à déployer pour se faire une vie. Ils sont au stade presque zéro du processus de constitution de la personnalité humaine.
Selon la pyramide des besoins du psychologue-sociologue américain, Abraham Maslow, les besoins –primaires- de l’homme sont au nombre de cinq: physiologiques (respirer, boire, manger, dormir…), sécuritaires (besoin de se sentir en sécurité physique, morale et matérielle…) et grégaires (besoin d’appartenance à un groupe, d’intégration et d’affection); les deux autres besoins ont trait à l’estime de soi (besoin de reconnaissance de ses qualités par les autres) et à l’accomplissement de soi (besoin de se réaliser, de faire preuve de créativité).
Selon cette pyramide, un besoin ne peut être satisfait si l’un des besoins plus profonds ne l’a pas été. Donc, si on applique cette pyramide aux jeunes tunisiens, il me semble qu’ils sont encore au premier stade, c’est-à-dire-à celui des besoins physiologiques.
Naturellement, il va de soi que cette pyramide, comme de nombreux modèles du domaine des sciences humaines, n’est pas une science exacte et ne peut être considérée comme un parangon absolu. Néanmoins, elle a l’avantage d’aider à comprendre partiellement de tels phénomènes comportementaux.
Pour revenir aux jeunes et à leur tendance fâcheuse de ne pas croire en leur pays, il me paraît de toute urgence pour la Tunisie de réaliser une autre révolution, voire une révolution culturelle à laquelle s’associeraient toutes les énergies intellectuelles (éducateurs, journalistes, cinéastes, dramaturges…) pour promouvoir les valeurs d’appartenance au pays, du travail libérateur, de la simplicité, de l’amour de soi et des autres, de la dignité effective et de la liberté de créer de la valeur.
A bon entendeur salut!