à Madrid, en avril 2012. (Photo : Dominique Faget) |
[01/06/2012 14:06:35] MADRID (AFP) Un mardi matin frisquet à Getafe, dans un quartier de barres d’immeubles en brique rouge striés de cordes à linge dans la banlieue sud de Madrid. Je suis venu ici pour assister à l’expulsion de son logement d’un propriétaire insolvable, frappé de plein fouet par la récession, dans le cadre de ce qui s’annonce comme un reportage routinier et quelque peu déprimant.
Mais alors que je traverse une petite foule d’amis et de voisins pour arriver jusqu’à la porte de Paco, l’inattendu survient.
Paco sort dans la rue, mais il ne ressemble en rien à l’archétype de l’expulsé. Il sourit. Il rigole. Il trempe une louche dans un grand pot de chocolat chaud et il remplit les gobelets que lui tendent tous les gens autour de lui.
Il n’y a pas d’expulsion. Paco a perdu son appartement, mais il a obtenu un sursis de quelques semaines de la part de sa banque. Celle-ci l’autorise à rester chez lui en attendant que la municipalité lui trouve un logement social.
Ce qui, à l’origine, devait constituer un rassemblement de protestation a viré à la fête de quartier. Une voisine âgée se penche par sa fenêtre du rez-de-chaussée et félicite Paco. “Je prépare du café, lance-t-elle. Vous voulez des tasses?”
Depuis six mois que je suis en Espagne, je me suis habitué à parcourir les soupes populaires, les agences pour l’emploi et les logements de ceux qui sont sur le point d’être expulsés, pour couvrir les effets d’une crise économique qui est maintenant rentrée dans sa quatrième année.
Un reporter a souvent l’estomac noué quand il doit s’approcher de gens en détresse pour les interroger. Mais les Espagnols ont l’art de lui faciliter la tâche. Chez Paco, ce matin-là, c’est la distribution de chocolat chaud et de churros qui sert à dédramatiser la situation.
Paco sourit sans manifester la moindre méfiance et comprend instantanément pourquoi je suis venu le voir. Il m’offre une tasse de chocolat. Ses amis dans la foule l’entourent comme une grande et joyeuse famille.
C’est cette famille, parmi laquelle beaucoup de membres d’un collectif informel connu sous le nom de “15 mai”, qui a persuadé la banque créancière de Paco de trouver un arrangement qui évite pour le moment à ce dernier d’être jeté à la rue.
“Il faut que tu écrives que c’est grâce à tous ces gens”, me dit-il. “Ils m’ont accompagné aux réunions avec la banque et avec la mairie. La banque s’est retrouvée face au collectif, aux gens qui m’ont aidé. Elle a évalué la force de ses adversaires et elle a accepté un accord satisfaisant.”
Alors que des millions de gens sont privés de travail ou bien ne gagnent que quelques centaines d’euros par mois, habitent chez leurs parents et enchaînent les petits boulots, il y a de la colère en Espagne, c’est sûr. J’ai vu des huissiers se faire insulter. J’ai entendu la clameur de centaines de professeurs, d’infirmières et de pompiers qui protestaient bruyamment dans les rues.
Mais souvent la colère, la souffrance, se cache derrière un sourire timide, un haussement d’épaules ou un “bueno…”, cette expression typiquement espagnole, intraduisible dans toute ses nuances, qui exprime à la fois la déception et l’absence de surprise.
Un travailleur espagnol sur quatre n’a pas d’emploi. Un sur deux chez les moins de vingt-cinq ans, soit plus du double de la moyenne européenne, et sensiblement pire qu’en Grèce.
“Le soutien familial”
Alors, où est la hargne? Je me le demande. Que faudra-t-il pour que les Espagnols arrêtent de faire la fête? Quand vont-ils devenir violents? Quand vont-ils mettre les rues à feu et à sang comme à Londres? Ou faire massivement la grève et pousser le gouvernement dans ses derniers retranchements comme en France?
Pour le moment, quelques poubelles ont brûlé à Barcelone, un incident mineur à l’issue d’une manifestation pacifique. Une grève générale a eu lieu, mais elle semble être arrivée trop tard pour freiner le gouvernement conservateur, porté par son écrasante victoire électorale de novembre 2011.
En parcourant les rues de Paterna de Rivera, un village d’Andalousie durement frappé par le chômage, je n’ai trouvé presque aucun des signes de déclin auxquels je m’attendais: pas de vandalisme, pas d’histoires de petite délinquance, pas d’ivrognes affalés sur le trottoir devant le bar du coin.
“Le soutien familial est la clé de la paix sociale”, dit le maire du village, Alfonso Caravaca. “Les parents se pressent eux-mêmes comme des citrons pour aider leurs enfants. Des pères et des mères à la retraite soutiennent à la fois leurs enfants et leurs petits-enfants.”
Je me tiens à un coin de rue avec un collègue, et je me demande comment je vais faire pour trouver un chômeur à interviewer dans un village où, apparemment, tous les jeunes désoeuvrés restent terrés chez eux avec leurs parents. Une voiture s’arrête à notre hauteur. Dedans, quatre jeunes hommes. “Tu es journaliste? Oui, on est tous au chômage. Ca va faire quatre ans”, raconte le conducteur, Manuel, la trentaine. “Tu veux que je te raconte tout?”
Voilà, c’est parti, je pense. J’ai trouvé ce que je cherchais. Et je commence à imaginer tous les problèmes que Manuel et ses amis doivent causer, eux qui traînent à longueur de journée sans le moindre travail auquel se rendre.
“Je n’ai pas d’avenir”
Mais quand je découvre la réalité, j’ai honte d’avoir eu cette pensée.
“Viens à la salle de sport ce soir”, dit Manuel. “On sera en train de faire un foot”. A sept heures du soir, Manuel est bien là. Il réussit à envoyer plusieurs ballons dans le but avant de s’arrêter, en nage, le temps d’une interview.
Il n’a rien à gagner à nous parler. Tout ce qu’il a dans la vie, c’est le football en salle. Un passe-temps bon marché pour un homme de 32 ans qui vit chez ses parents, lesquels partagent avec lui et son frère le chèque mensuel de 400 euros que leur fournissent les services sociaux.
Il s’exprime bien. Je repartirai avec de bonnes citations pour mon papier. Mais il y a quelque chose de résigné dans son discours.
“Je n’ai pas d’avenir”, dit-il en haussant les épaules.
Quand je suis parti pour l’Espagne, l’été dernier, les journaux du monde entier faisaient leur une avec les rassemblements des Indignés qui, à Madrid, occupaient la Puerta del Sol depuis des semaines.
Mes amis me demandaient mon avis sur comment la situation allait évoluer, comment la police allait faire face à ces manifestations de masse si elles se poursuivaient. Rien de comparable avec l’Egypte ou la Libye, n’est-ce pas? Après tout l’Espagne est une démocratie occidentale, même s’il y a quarante ans, elle vivait encore sous la dictature.
“On appelle ça démocratie…”
“Dictature!”, criaient justement les Indignés de la Puerta del Sol. Ils se référaient au système financier et à leurs dirigeants qui leur imposent de plus en plus de coupes dans les dépenses.
Les slogans restent gravés dans ma tête: “Lo llaman democracia, no lo es, no lo es, ohe ohe ohe ohe” (“On appelle ça démocratie, ça ne l’est pas, ça ne l’est pas, ohé ohé etc.”)
La police observait les manifestants calmement. Mais parfois, les choses dégénèrent. A Valence, des étudiants m’ont affirmé avoir été pourchassés dans les rues par des policiers anti-émeutes, pendant une manifestation au cours de laquelle plusieurs blessés ont été déplorés dans les rangs des jeunes et des forces de l’ordre.
Le lendemain, une deuxième manifestation, destinée cette fois à protester contre les violences policières commises lors de la première, était étrangement calme. Les milliers d’étudiants marchaient en brandissant des livres et en criant: “voici nos armes!”
Le soir, un groupe de musique s’est installé dans la rue, du côté de la gare. Il a joué une lente marche funèbre, devant les protestataires qui écoutaient calmement.
Les parents de jeunes chômeurs comme Paco, Manuel et leurs amis ont grandi dans une austérité d’un autre type: l’Espagne de Franco, pauvre et autoritaire. Peut-être ont-ils appris à vivre de peu, à se serrer les coudes en famille et à faire face.
Mais alors que les queues des sans-emploi s’allongent à l’infini, même cette légendaire félicité des familles espagnoles commence parfois à se fissurer. On estime qu’un million et demi de familles, dans le pays, ne comptent que des chômeurs parmi leurs membres.
A Madrid, Tomas Rodriguez, un homme de 32 ans au crâne dégarni et à la peau craquelée, hausse les épaules et sourit quand je l’aborde, à la soupe populaire tenue par des religieuses où il prend son déjeuner tous les jours.
“Mes parents sont à la retraite, mais ils disent que je ne peux revenir vivre avec eux que si j’apporte ma contribution”, raconte-t-il. Tomas a perdu son emploi de manutentionnaire dans un supermarché, qu’il occupait depuis quatorze ans.
“J’ai envoyé des lettres partout. Il n’y a pas de travail. C’est comme ça. Bueno…”