Tunisie – Kef : Tension sociale et des opportunités perdues

kef-11062012.jpgL’Union
régionale des travailleurs tunisiens au
Kef a annulé, le 4 juin 2012, une grève
générale qu’elle avait décidée quelques jours auparavant, en protestation contre
la part faible de financement accordée à la région en termes de développement
régional. Cette grève a été précédée par une première, le 24 mai 2012, organisée
par des jeunes kéfois et à laquelle se sont joints les différents courants
politiques et de la société civile, qui s’est soldée enfin par des affrontements
avec la police.

Durant cette période, nous étions au Kef. Une ville au charme unique –comme
d’ailleurs beaucoup de villes tunisiennes. Situé en haut de colline, le Kef
t’accueille avec sa forêt des pins à l’odeur ensorcelante et sa kasbah
majestueuse. La première chose qui frappe le visiteur est la petitesse de la
ville, entourée de terrains agricoles. Aussi, à chaque coin, vous découvrez une
histoire et un patrimoine.

Etat de siège…

La veille de la grève générale violente du 24 mai, nous étions devant le
gouvernorat, assiégé par les fils de barbelé métalliques. A l’entrée, une
voiture militaire était stationnée. Les soldats et des policiers en civil
surveillaient, prêts à intervenir à chaque mouvement brusque. Une foule furieuse
attendait devant la porte principale du gouvernorat, réclamant le gouverneur. Le
militaire qui leur barrait la route affirme que le gouverneur était en réunion
avec les fonctionnaires.

«Il nous ignore. Depuis qu’il a été nommé, le gouverneur n’a pas daigné nous
voir et parler avec nous. Nous voulons être entendus. Nous en avons marre de ce
silence, de cette ignorance», lance l’un des protestataires. A l’intérieur, les
bureaux étaient presque vides. Des gens, qui ont pu entrer, se tenaient devant
attendant le «verdict». Nous pouvons enfin entrer, accompagnés par un militaire,
pour essayer de rencontrer le directeur du développement régional, mais qui
était d’ailleurs en déplacement ce jour-là.

Nous revenons le deuxième jour, après avoir pris rendez-vous avec le
responsable, pour trouver que le siège du gouvernorat était fermé des quatre
côtés. La tension de la journée précédente a eu raison de la patience du
gouverneur. Un gouvernorat en état de siège, c’est que nous a semblé Le Kef.
Durant cette semaine que nous avons passée là-bas, le tribunal militaire a
commencé le procès d’Ali Seriati, directeur de la sécurité policière du temps de
Ben Ali. Le tribunal était encerclé par des voitures militaires et des fils
métalliques. La grande avenue, où il se trouve, témoignait aussi d’une présence
militaire imposante.

Chômage masqué…

Mehdi Bata, directeur du développement régional au gouvernorat du Kef, nous
accueille dans son bureau. «La tension est assez forte ces jours-ci», nous
lance-t-il. «La question que nous devrions poser en premier: est-ce qu’on est
vraiment prêt à faire du développement régional? Le Kef est une région très
riche en potentialités, mais elle a été appauvrie, tout au long des années»,
ajoute-t-il.

Le taux de chômage au Kef dépasse largement les 20%, alors que celui des
diplômés du supérieur dépasse les 40%. La marginalisation a eu raison de son
patrimoine humain. L’exode rural s’est intensifié, ces dernières années,
provoquant une dégradation démographique, selon Mohamed Ridadh Jebabli,
représentant du le parti Processus démocratique (ex Ettajdid). Dans le sud du
gouvernorat, les jeunes vivent «un chômage masqué», nous dit notre
interlocuteur, grâce à la contrebande sur les frontières tuniso-algériennes.
«Pour le Kef et presque toute la région du nord-ouest, l’Algérie est
l’arrière-pays au niveau économique», affirme-t-il.

Le Kef vit principalement de l’activité agricole. Mais même ce secteur n’est pas
assez développé. La région possède 15.500 hectares de zones irriguées dont le
taux d’irrigation ne dépasse pas les 52%, selon M. Bata. D’où un grand potentiel
à développer encore, surtout que Le Kef est riche de sources en eau douce et en
ressources souterraines. «Les terrains agricoles ne sont pas bien répartis, ce
qui fait qu’ils ne sont pas bien exploités. La plupart des fermes agricoles sont
fermées, soit de chômeurs en plus», indique Adel Khelifi, représentant du
mouvement des Démocrates Communistes. Ces fermes au nombre de 11 ont été
octroyées, à des prix très bas, selon M. Ridadh Jebabli, à des proches de
l’ancien régime.

Selon Houssine Mâaouia, président de l’Union Régionale du Commerce, de
l’Industrie et de l’Artisanat (UTICA), les mines fermées constituent des
opportunités en or pour développer de nouveaux produits tels que la culture des
champignons. Il indique que l’exploitation de ces potentialités nécessite des
études approfondies et des financements adéquats qui peuvent être véhiculés par
le fonds de reconversion des mines qui n’est jamais intervenu dans la région.

Potentialités…

Le Kef compte également 16.000 hectares d’oliviers, dont la qualité d’huile est
l’une des meilleurs de la Tunisie, avec un PH neutre, selon M. Bata. Mais
malheureusement, il n’existe pas d’unités de fabrication de l’huile. Elle est
acheminée vers le Sahel pour être adoucie.

De même, la région dispose de surfaces forestières importantes de 102 mille
hectares, qui produisent seulement 15.000 m3 de bois par an, soit 1,6% seulement
de la capacité existante, selon M. Bata.

L’UTICA régionale appelle, ainsi, à réviser l’article 18 du code de la forêt
afin de rendre plus flexible l’exploitation des zones forestières, permettant de
nouvelles opportunités d’emploi.

Il s’agit aussi de faciliter la création d’associations forestières auxquelles
seront octroyées toutes les transactions. Les substances utiles sont aussi l’une
des richesses de la région. On cite le marbre, la pierre calcaire, le sable, le
gypse, l’argile rouge, l’argile vert, le kaolin, le baryum, la dolomite, etc.

Le tissu industriel renferme seulement 59 entreprises, employant plus de dix
personnes, qui opèrent principalement dans l’industrie des matériaux de
construction, de la céramique et du verre (19) et dans les industries
agroalimentaires (18). Selon M. Jebabli, nombre de projets industriels ont été
octroyés également à des prix très bas, telles que les usines d’outillage de
Jrissa, de textile de Sidi Amor et des moteurs thermiques «SAKMO». Cette
dernière, située à Sakiet Sidi Youssef, se limite à la recharge des batteries,
actuellement, et emploie 14 travailleurs, contre 300 initialement. D’autres ont
fermé comme la minoterie-semoulerie de Dahmani. Le Kef ne dispose actuellement
d’aucune semoulerie bien qu’il soit connu pour la culture des céréales.

Usine Abdida…

La région dispose d’une seule usine dans l’industrie agroalimentaire, en
l’occurrence Abida, pour la transformation des tomates, située à Dahmani. Cette
usine, appartenant à la famille Miled, a rencontré beaucoup de problèmes
sociaux, après le 14 janvier 2011, dus à des revendications sociales
«exagérées», selon son directeur Anouar Miled. «L’usine emploie une centaine
d’ouvriers. En 2011, elle a connu des sit-in à répétition, réclamant des
augmentations salariales et la titularisation. Trois conventions ont été signées
dans ce cadre. On a titularisé 45 personnes bien qu’il s’agisse d’un travail
saisonnier, ne dépassant pas les quatre mois de travail par an», affirme M.
Miled

Mais ceci ne semble pas avoir satisfait les travailleurs, selon lui, qui ont
continué leurs protestations. «Ils m’ont même menacé verbalement et physiquement
avec ma famille. Il y a eu une campagne de dénigrement dans plusieurs médias
écrits et audiovisuels. On a été contraint d’exclure 11 personnes et recourir à
la justice. Six procédures pénales sont en cours actuellement contre eux»,
précise-t-il. Les négociations avec l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens
au Kef et les autorités locales n’ont abouti à rien, selon lui.

Il indique que l’usine, qui date des années 60, a cumulé de pertes de 4 MDT en
2011, à cause des sit-in et autres grèves. La capacité de production a baissé de
25%. En 2010, elle a pu transformer 400 mille tonnes de tomates. Il ajoute que
la valeur des investissements réalisés depuis 1999 a atteint 16 millions de
dinars. En fin 2010, il a été procédé à des travaux d’extension pour augmenter
la capacité de 1.700 tonnes, soit 26 mille tonnes de tomates transformées de
plus. La valeur des exportations est de 3 millions de dinars. M. Miled souligne
que l’usine procure 300 emplois directs et des milliers d’emplois indirects. De
800 à 1.000 agriculteurs coopèrent avec l’usine.

Mais l’UGTT du Kef donne une toute autre version. L’usine, qui était une entité
étatique, aurait été octroyée à un prix très bas à la famille Miled. «Les
employés travaillent dans des conditions très difficiles. Ils sont en majorité
des contractuels. C’est de l’emploi précaire. De même pour les agriculteurs qui
vendent leurs produits à des prix bas. En tant que syndicat, nous soutenons le
droit aux sit-in pacifiques», affirme Abderrahmen Smaîli, représentant de l’UGTT
au Kef.

Dans son communiqué sur l’annulation de la grève du 4 juin 2012, l’UGTT a
indiqué que le ministère des Affaires sociales a promis de se pencher sur le
dossier de l’usine Abida et des employés exclus. De même pour l’usine SAKMO à
Sakiet Sidi Youssef.

Négociations…

Les négociations ont également abouti à l’ajout du projet de Srawertane de
phosphate au budget consacré à la région du Kef. Ce projet, dont la première
étude remonte à 1985, a été réétudié en fin 2011. Il est prévu qu’il génère de
2.000 à 7.000 emplois.

Il a été convenu de faciliter les procédures administratives pour le lancement
du projet de la mine Boukrine à Sers pour le traitement des déchets miniers et
celui de Zakroom à la ville du Kef pour la fabrication des gans médicaux. On
note aussi un accord sur le suivi des autres projets proposés par l’UGTT du Kef
et la réglementation de la situation des travailleurs de chantier et celle de la
situation financière des zones industrielles à Sers et Sakiet Sidi Youssef.

D’autres projets industriels et d’infrastructure, envisagés par les autorités
locales, auront aussi l’avantage de décongestionner le gouvernorat du Kef et le
sortir de la marginalisation. Il s’agit d’une usine de ciment à Zwanine, qui a
le potentiel de procurer de 250 à 400 emplois. Mais rappelons que le ministère
du Développement bloque jusqu’à maintenant l’octroi d’autorisation pour ce genre
de projets.

Un projet d’introduction du gaz de ville a été étudié pour les zones
industrielles d’ici 2014. Il s’agit aussi de lier la route régionale 5 à
l’autoroute Tunis – Mejez El Beb et les liaisons avec les délégations alentours.

L’UTICA régionale a formulé de son côté un ensemble de recommandations sur le
renforcement de l’investissement, à savoir la modernisation du réseau
ferroviaire, l’extension de la zone industrielle du Kef et limiter le choix
anarchique pour les zones industrielles dans la région, la réalisation d’études
sur les eaux minérales, la mise en place d’un plan de développement des zones
forestières frontalières et la réactivation de la décision de créer une zone
franche entre la Tunisie et l’Algérie.

Ajoutons à cela le renforcement de la capacité agricole dans la région par la
réalisation du barrage Sarrat, la construction des lacs montagneux et
l’exploitation de l’eau douce dans les mines fermées et non exploitées, etc. Il
s’agit aussi de donner plus de flexibilité dans les procédures de la Commission
régionale des marchés en octroyant la priorité à la réalisation des projets.

Décentralisation réelle…

Plein de projets et beaucoup d’opportunités sont à planifier dans la région.
Mais il est évident que ceci nécessite une mobilisation humaine et surtout
financière qui n’existe pas dans cette période transitoire. Des projets qui
nécessitent un travail de longue haleine. «Il y a un manque dans la promotion de
la région comme une destination pour les investissements. C’est la
responsabilité de l’Etat, du ministère du Développement qui doit attirer les
investisseurs vers les régions intérieures. On a besoin d’un grand projet
capable de générer de grandes opportunités d’emploi et d’investissement
annexes», signale M. Bata.

Le secteur touristique renferme aussi de grandes potentialités. Le Kef renferme
des sites archéologiques sous-exploités et aussi un patrimoine culturel très
riche. Mais son rayonnement au niveau touristique n’est pas à la hauteur de ces
potentialités. Les circuits touristiques se font de plus en plus rares, surtout
après le 14 janvier 2011. Ajoutons à cela une activité artisanale dévalorisée.

Cette promotion tant attendue des régions intérieures repose aussi sur la
décentralisation réelle qui aura pour avantage d’autonomiser la prise de
décisions par les autorités locales. Le Kef n’est qu’un exemple parmi d’autres,
de la situation économique dans les régions dites de l’intérieur. «Dans
certaines délégations, les habitants ont même mis des affiches sur lesquelles
est inscrit: un village à vendre. Les jeunes sont partis pour les autres régions
à la recherche d’opportunités de travail. A Sakiet Sidi Youssef, on vous dit:
«cette région n’a pas connu l’indépendance. Nous sommes des morts. Les
responsables ne nous visitent que pour lire la Fatiha», regrette M. Jebabli.