Peut-on développer l’entrepreneuriat dans les régions sans y inculquer la culture entrepreneuriale? La représentante d’une organisation internationale qui s’était déplacée dans la région à l’intérieur du pays pour y recruter des chômeurs afin de les former, s’est vue rétorquer «Je suis bien là où je suis (assis dans un café), c’est à l’Etat de me procurer un travail».
Cet esprit qui, certes, n’est pas nouveau dans certaines zones du pays, marginalisées ou pas, s’est vu conforté par des droits et une légitimité toute révolutionnaire et justifié par des décennies de marginalisation. Pire, il a été amplifié par des campagnes de victimisation à la limite “méprisantes’’ pour nos compatriotes dans les régions. Car elle fait d’eux des assistés notoires et leur enlève toute responsabilité dans le développement de leurs contrées, après une longue période où on a fait croire au peuple que toute réussite, qu’elle soit personnelle ou collective, est due au Grand Ben Ali. Du coup, on a enlevé la culture du mérite et du travail à des jeunes pour lesquels il suffisait d’être pro-Ben Ali pour devenir riche ou bien placé.
Dans l’esprit du Tunisien, toute réussite est devenue suspecte. Pourquoi les riches sont-ils riches? Si ce n’est leurs complicités avouées ou secrètes avec l’ancien régime et ses acolytes? A croire que pour réussir, nous devons être des voleurs, des corrompus ou des proches du système.
Ceux qui réussissent désertent leurs régions…
Pourtant, nos régions sont riches en ressources naturelles et humaines et la responsabilité des enfants des zones intérieures du pays doit, elle-même, être relevée. «L’entreprise, c’est avant toute chose des Hommes, car on a déjà vu des entreprises se monter sans argent, mais on n’en a jamais vu se monter sans hommes», disait Michaël Halimi. Et c’est cette volonté de créer en se battant pour avoir plus, se développer et évoluer qui manque à nos régions désertées par tous ceux qui réussissent leurs vies, qui vont s’installer ailleurs dans les grandes capitales ou même à l’étranger.
Il y a des milliers de médecins, d’ingénieurs, de techniciens, d’architectes venus des régions. Combien parmi eux ont osé ouvrir des cabinets ou des cliniques à Gafsa, à Kasserine, ou à Tozeur pour satisfaire aux besoins des populations en place?
Les originaires des régions y construisent des villas, les ferment et partent s’installer ailleurs. Même Sfax, capitale économique et ville prospère malgré son boycott systématique par Bourguiba autant que Ben Ali, est aujourd’hui désertée par ses enfants. Les Sfaxiens qui ont beaucoup investi dans l’agriculture à Sidi Bouzid ont souffert ces derniers temps d’un phénomène de rejet -on préférerait laisser les terres non cultivées que de les voir exploitées par les autres. Sans oublier le nombre de prêts agricoles accordés par les banques et lesquels, faute de faire le bonheur et la prospérité de certaines régions agricoles, ont rempli les poches de leurs contractants. Quoi de plus facile que d’accuser les autres ou l’Etat de tous les maux, se déniant toute responsabilité dans tout ce qui nous arrive?
En Tunisie, les investisseurs sont diabolisés et culpabilisés. Si on investit, c’est pour gagner de l’argent. Ne pas exploiter les autres, leur accorder leurs droits doit être un leitmotiv, mais l’encouragement des travailleurs doit se faire par le mérite de la compétence.
«Auparavant, nombreux sont ceux qui vivaient aux crochets des délégués, des omdas et du parti, ceux-là ont été habitués à l’argent facile, il va falloir travailler à refaçonner les esprits dans le sens du «tout travail véritable mérite récompense». Le profit ne doit pas à lui seul être la finalité de l’entreprise, néanmoins, c’est en ayant que nous pouvons assurer sa survie.
Sortir de la pauvreté et du sous-développement suppose que l’on ait un but et une volonté d’avancer et de s’améliorer. Cela suppose s’engager dans un processus de construction et non se complaire dans une attitude d’assistanat. C’est ce travail là qui doit être fait et au corps à corps dans les régions. L’Etat a une responsabilité, celle de conduire le char, encore faut-il que les chevaux soient assez vigoureux et volontaires pour le tirer dans la bonne direction.
Il est impératif de doter les régions des moyens de sortir de leur marginalisation, mais il est d’autant plus important que nos compatriotes dans ces régions le veuillent et y veillent. Car il est étrange qu’à Gafsa, région frontalière, les jeunes s’entêtent tous à travailler dans le Groupe chimique Tunisien (GCT) comme si leur destin y était étroitement lié, ou que d’autres dans les régions frontalières se réfugient dans la contrebande et corruption, développant un secteur informel de l’économie et contribuant à l’augmentation du coût de la vie.
Il est aujourd’hui indispensable que les projets de développement soient les produits des enfants des régions elles-mêmes dans le respect de leurs spécificités et en prenant en compte leurs ressources naturelles. «J’ai chapeauté la filiale de Vermeg à Gafsa, je vous assure, moi qui suis Gafsien, j’en ai eu marre au bout d’une année, je suis rentré à Tunis, je n’en pouvais plus, il m’était difficile de trouver des travailleurs disciplinés, la filiale a été fermée», C’est Mosbah, un jeune cadre qui en témoigne ainsi.
Pour investir, il faut un environnement propice et oser oser…
Les politiques suivies à ce jour n’ont pas permis la mise en place d’un environnement propice à l’investissement dans les régions. On pensait qu’il s’agissait tout juste de développer les infrastructures routières et les réseaux télécoms. Or pour développer l’industrie dans une région, il faut qu’il y ait un tissu de PME/PMI réactives aux besoins des grandes industries et de leurs cadres et employés. «Imaginez une grande entreprise qui a besoin d’un mécanicien ou d’un électricien pour une petite panne, il n’en trouve pas autour de lui. Doit-il prévoir des ateliers de mécanique et d’électricité dans son usine, cela s’appelle non seulement du surcoût mais un investissement difficilement amorti car il va investir des milliers de dinars dans des activités dont il n’aura besoin que très occasionnellement», explique un homme d’affaires réputé sur la place de Tunis. Et cela va de l’atelier mécanique au menuisier, en passant par le graphiste, l’infirmier, l’école et les établissements d’enseignement, les centres de loisirs et bien sûr les CHU et les cliniques, si possible.
Il n’y a pas longtemps, sur WMC, nous citions l’exemple d’un Keffois qui a osé ouvrir une école primaire privée alors que d’autres avant lui ont beaucoup hésité à le faire. Aujourd’hui son école marche à merveille, il songe à ouvrir de nouvelles classes et nombreux sont les couples qui retirent leurs enfants des écoles publiques pour les inscrire chez lui. Bel exemple surtout lorsque nous voyons d’autres familles à Nefta ou Tozeur envoyer leurs enfants vers l’inconnu à Djerba pour se faire de l’argent dans le tourisme…
Les régions dans notre pays ont tous les moyens d’avancer. Cela doit passer par le développement de l’esprit d’entreprise, par une confiance plus affirmée des jeunes en leurs capacités à créer et gérer des projets, microcrédits aidant et prêts bancaires et surtout par le développement des petits métiers qui pourraient répondre aux besoins des PME-PMI qui n’ont pas les moyens de se doter de tout ce dont elles ont besoin.
Se développer selon ses spécificités!
D’autre part, les institutions étatiques, le patronat et l’UGTT, doivent s’entendre à envoyer dans les régions des représentants d’une telle compétence qu’ils peuvent les dynamiser encore plus et les pousser à se surpasser et non des personnes sans initiatives et sans imagination.
Le redéploiement des PME est tributaire du climat d’affaires, de la logistique et des coûts du transport. Il doit également se faire en respectant les spécificités des zones, selon qu’elles soient agricoles, industrielles, touristiques ou autres. Ainsi, on ne peut pas faire du textile à Gafsa alors que les traditions en la matière sont plutôt au Sahel et dans le Nord comme Bizerte.
La société civile a un grand rôle dans le développement de la culture du travail et de l’emploi dans les régions. Dans un rapport soumis à Bruxelles par crisisgroup.org, l’ONG a appelé à soutenir financièrement les associations de développement régional et local, notamment celles composées de diplômés-chômeurs, à créer de nouveaux mécanismes de consultation au niveau local permettant aux citoyens de s’exprimer sur les mesures économiques et sociales et à faciliter la transition de l’économie informelle au secteur formel, y compris en simplifiant les procédures requises pour démarrer une petite entreprise.
L’Etat doit peser de tout son poids en projets de développement et en aménagements logistiques pour faire sortir les régions de l’ornière de la pauvreté et du chômage. Mais si les enfants des régions eux-mêmes ne sont pas impliqués, s’ils n’ont pas l’audace, l’imagination, la volonté et l’humilité de reconnaitre que tout dépendrait de leurs capacités à changer de mentalités et à compter surtout sur eux-mêmes pour s’en sortir, ne nous attendons pas à des miracles.