Egypte : Le succès de Mohamed Morsi ne se transformera-t-il pas en victoire à la Pyrrhus

 

ahmed-morsi-egypte-260612-220.jpgL’Egypte constitue un terrain supplémentaire pour juger de la capacité des Islamistes à gérer et une situation économique et sociale difficile et une société qui ne comporte pas que des alliés. Le cas des militaires est, à ce titre, très déterminant. Mais il y a aussi les Coptes, les libéraux, les milieux de gauche et les femmes. Analyse.

Annoncées au départ pour jeudi 21 juin 2012, les résultats de l’élection présidentielle ont été présentés –en définitive- trois jours plus tard: le Frère musulman, Mohamed Morsi, un ingénieur de 60 ans, est devenu, donc, le dimanche 24 juin, président de l’Egypte de l’après Moubarak. Il a obtenu 51,73% des voix contre 48,27% pour le général Ahmed Chafiq, que l’on dit candidat des militaires, qui gouvernent l’Egypte depuis 1952, et d’une kyrielle de composantes sociétales: les Coptes, qui ont peur pour leur liberté de culte, les libéraux et la gauche, qui ne veulent pas de religieux au pouvoir, et les femmes, qui ont peur des quelques acquis qu’elles ont engrangé depuis la proclamation de la République.

La joie des militants et sympathisants des Frères musulmans et de nombreux révolutionnaires n’avaient pas son pareil, dimanche 24 juin, sur la place Ettahrir, l’épicentre de la révolution du 25 janvier 2011, contents que le candidat Chafiq n’ait pas réussi. Ce dernier, dernier Premier ministre de Hosni Moubarak, qui a régné en maître –presque absolu- sur l’Egypte entre 1981 et 2011, était soupçonné de vouloir faire échouer la révolution et de la récupérer.

Elles ne l’entendent pas de cette oreille

Mais, s’il a réussi à gagner les suffrages de la majorité des Egyptiens, Mohamed Morsi n’aura pas la tâche facile. Outre la situation économique et sécuritaire difficile qu’il devra affronter, son pouvoir souffrira beaucoup de nombreux «contradicteurs» qui n’entendent pas lui laisser les mains libres. Ce dernier a beau dire qu’il entend être le président de tous les Egyptiens, des composantes de la société, à commencer par les militaires, ne l’entendent pas de cette oreille. Et attendent pour voir.

Arrêtons-nous un instant pour poser une question importante: de quels pouvoirs sera-t-il doté pour appliquer son programme de gouvernement –s’il en a un? Cette question mérite d’autant plus d’être posée que l’Egypte n’a pas pour le moment pas de Constitution et que le Conseil suprême des forces armées (CSFA), qui dirige le pays depuis la chute de Hosni Moubarak, le 11 février 2011, a renforcé ses prérogatives depuis la proclamation de «la déclaration constitutionnelle complémentaire». Il exerce le pouvoir législatif et contrôle les finances du pays. Le CSFA a dissous, le samedi 16 juin 2012, la Chambre des députés, dominé par les Frères musulmans, suite à un arrêt de la Haute cour, qui a estimé qu’«un vice juridique dans la loi électorale rendait la composition de cette chambre –élue en novembre 2011- illégale».

Vous l’avez compris, les forces armées vont constituer le principal «partenaire» avec lequel Mohamed Morsi devra trouver des modus vivendi pour exercer ses prérogatives. Sinon pour partager les pouvoirs. Même si le CSFA a affirmé qu’il «remettra le pouvoir exécutif au président de la République avant la fin du mois de juin 2012».

Commençons à ce niveau par tordre le coup à une idée reçue: l’armée n’est pas l’épicentre du pouvoir –ou plutôt des pouvoirs – en Egypte depuis seulement le 23 juillet 1952 lorsque les Officiers libres prirent le pouvoir et destituèrent le Roi Farouk I. Pour prendre toute la mesure de l’influence exercée par les forces armées sur des pans entiers de la vie égyptienne, il faut remonter à beaucoup plus loin. Sans doute à la prise du pouvoir par un militaire albanais qui deviendra en 1804 le seul maître à bord en Egypte après avoir mis fin au règne séculaire des Mamlouks.

L’armée au centre du pouvoir

C’est en effet Mohamed Ali (1769-1848) qui mit, notamment pour servir ses ambitions et celles de l’Egypte, l’armée au centre au pouvoir. C’est d’ailleurs lui qui mit une armée de conscription, constituée de petits paysans et d’ouvriers égyptiens, et qui lui servira à réaliser de grandes conquêtes. D’ailleurs, l’armée égyptienne n’en finira depuis l’arrivée de Mohamed Ali –et même beaucoup plus tard- de faire la guerre: 1820, guerre pour la conquête du Soudan qui sera soumis, une année plus tard, à l’autorité de Mohamed Ali; 1827, guerre contre les Wahabites en Arabie; 1831, guerre contre la Turquie qui permit à l’Egypte d’avoir les territoires de la Syrie, la Palestine, le Hedjaz (en Arabie) et la Crète sous son contrôle; 1875, guerre contre l’Ethiopie pour l’annexion de nouveaux territoires; 1881 et 1899, guerre contre des forces soudanaises désireuses d’établir un émirat islamiste; 1948, guerre contre Israël qui proclamait son «indépendance» dans le cadre de la 1ère guerre israélo-arabe; 1956, guerre de Suez contre les forces françaises, britanniques et israéliennes; 1962-1967, participation à la guerre civile du Nord-Yémen aux côtés des Républicains et contre les Royalistes; 1967, la Guerre des six jours contre Israël; 1973, guerre du Ramadan toujours contre Israël; et 1990-1991, participation à la 1ère guerre du Golfe (contre l’Irak).

C’est dire que l’Armée a une aura exceptionnelle en matière de défense de la patrie. La géopolitique (qui a fait émerger le danger que constitue l’existence d’Israël) et le charisme de leaders issus de l’armée comme Jamel Adel Nasser, chantre de l’Unité arabe qui nationalisa le Canal de Suez, en 1956, et même d’Aanour Al Sadate, qui lui succédera et réussira à détruire les fortifications israéliennes de la Ligne Bar Lev, dans le Sinaï. Rien d’étonnant dans ces conditions que des représentants de l’armée égyptienne se retrouvent bien présents dans la société. Ils ont investi des champs aussi divers et vitaux que la sécurité intérieure, les travaux publics, l’aviation civile, le sport, la culture, les médias… Une aura qui s’est renforcée avec le refus de l’armée de tirer sur les foules lors de la récente révolution égyptienne.

Deuxième composante avec laquelle il faudra traiter: les Coptes. Ces chrétiens d’Egypte constituent entre 10 à 12% de la population; les statistiques différent selon celui qui les donnent: 12% est l’«estimation» avancée par l’Eglise copte orthodoxe. Les Coptes comptent surtout une élite présente dans l’administration, le monde des médias et de la culture et dans celui des affaires. Comme toutes les minorités, ils ne souhaitent qu’une chose: qu’on ne dérange pas leur train-train quotidien notamment leur liberté de culte et leurs affaires, pour ceux du moins qui en ont. Il est à signaler que, à l’instar des militaires, ils constituent un pouvoir économique certain. Ils ont, par ailleurs, de nombreux relais à l’étranger notamment dans les lobbys religieux chrétiens.

Généralement, les Coptes sont largement défendus par les milieux libéraux et les mouvements de gauche, mais aussi et surtout par les nationalistes arabes, qui ne font pas de différence entre un Arabe chrétien et un Arabe musulman. Il s’agit là d’ailleurs de l’un de leurs dogmes. Ces milieux ont investi, depuis des décennies, des secteurs «intellectuels» importants capables de mobiliser une partie de l’opinion aussi bien nationale qu’internationale. Comme ceux de l’université, du cinéma, du théâtre, de la création artistique d’une manière générale et évidement celui de la presse aussi bien écrite et audiovisuelle.

Il en est de même pour les femmes dont une partie –et pas seulement dans la communauté copte ou dans les grandes villes comme Le Caire et Alexandrie- ont peur pour les rares droits acquis pendant des années de lutte. Et ce dans un pays qui a vu naître un des ardents défenseurs des droits de la femme dans le monde arabe: Kassem Amine (1863-1908).

Un pilier de la paix, de la sécurité et de la stabilité

Mohamed Morsi devra faire attention enfin aux «intervenants» étrangers dans la politique égyptienne. Surtout les Etats-Unis, qui défendent bec et ongles les intérêts de son protégé: Israël. D’ailleurs, le message de félicitation adressé par le porte-parole de la Maison Blanche, Jay Carney, au président Morsi, a paru à plus d’un sonner plutôt comme un avertissement qu’une félicitation: «Il est essentiel que le nouveau gouvernement continue à faire de l’Egypte un pilier de la paix, de la sécurité et de la stabilité dans la région». C’est-à-dire qu’il est essentiel que l’Egypte ne revienne pas sur les accords passés avec l’Etat hébreu, à Camp David (USA), en 1979.

Le président Morsi –il l’a dit- semble vouloir s’y conformer. Reste que de nombreux observateurs craignent qu’il soit dépassé, sur ce terrain comme au niveau d’autres, par l’aile droite des Frères musulmans, qui semble vouloir chercher un affrontement avec l’armée, et les salafistes du parti Nour, allié somme toute des Frères musulmans l’attaque contre l’ambassade d’Israël du 9 septembre 2011est encore dans tous les esprits.

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre: rares sont ceux qui souhaitent que Morsi échoue. Et ce pour au moins deux raisons. La première? Ce sont en définitive les Egyptiens et notamment les plus vulnérables d’entre eux qui en souffriront. La seconde? Comme en Tunisie, au Maroc ou encore en Libye, la transition démocratique doit réussir, dans le monde arabe, à banaliser les changements de majorité.