Le prix Nobel d’économie 2011 attaque la doxa libérale. Il intronise le Budget comme l’instrument de régulation de l’économie. Joseph Stiglitz plaide pour un Etat interventionniste. Plus d’Etat, oui. Mais quand il n’évoque pas la régionalisation, où est la rupture? Sans décentralisation, comment faire mieux d’Etat?
L’auditoire était médusé par le procès que fait, on live, Joseph Stiglitz, de la théorie libérale. Oui la macroéconomie s’est fourvoyée, partout. Aux miracles supposés du marché, nous avons les désastres les plus inattendus. D’ailleurs, le célèbre économiste a cadré son intervention dans un thème qui désavoue la théorie dominante actuelle. Il s’agit pour lui de «repenser l’économie politique dans les pays en développement». Bien entendu, cet angle d’attaque est conforme aux attentes de la Tunisie, à la recherche d’un nouveau modèle économique au sein duquel elle a besoin de cerner ce que sera le rôle de l’Etat et ses compétences.
Le paradigme libéral a touché à ses limites, et au lieu de la justice économique et de la stabilité, il nous a propulsés dans le chaos et l’incertitude. Un bémol, toutefois. Joseph Stiglitz, de par son statut de professeur, ne verse pas dans la calomnie ouverte et sa supplique contre le courant libéral est toute de pédagogie et force argumentation.
Quelles recommandations? Quelles résolutions?
Le modèle de concurrence pure et parfaite est un leurre, un mirage
Le standard universel est vicié à sa base. Le modèle de concurrence pure et parfaite est faux, martèle le conférencier. Le postulat des marchés efficaces et stables est une vue de l’esprit. Le socle sur lequel est bâtie la macroéconomie ne tient pas la route. Par conséquent, la politique macroéconomique elle-même est faussée.
L’on s’en doutait et un large courant de pensée mondiale commence à militer en faveur d’une économie de marché sans le crédo libéral. Mais ce qui a ravi l’auditoire ce jour-là, c’est la sentence scientifique prononcée de la bouche d’un Prix Nobel qui n’a pas été désavoué par la communauté scientifique internationale et qui plus est a gagné en notoriété et en audience.
Il est grand défenseur de l’économie de marché mais pourfendeur acharné du dogmatisme libéral. Qui ne se doutait de l’utopie libérale surtout au vu de l’étendue du chômage? Ce fléau n’épargne aucun pays y compris les plus fortement syndiqués, telles la RFA ou la Scandinavie.
La fable de la “main invisible“ qui guide les intérêts particuliers à concourir à l’intérêt général est à proscrire, insiste le conférencier. Ouvertement, il a dénoncé l’école de Chicago et son alignement doctrinaire. Elle est doublement accablée d’une double inféodation au libéralisme et au monétarisme. Double fléau! L’histoire a révélé combien cette école a causé de ravages en Amérique latine, à commencer par le Chili d’après Salvadore Allende. Son incapacité à rebâtir l’économie chilienne, basée sur l’exploitation des mines de cuivre, est un échec patent. Comment, dès lors, repartir du bon pied?
L’asymétrie : pierre angulaire de l’équilibre des marchés
L’édifice néolibéral supposait que l’atomicité du marché est acquise. Or, c’est son talon d’Achille. Le marché a montré ses limites et la concurrence a livré ses imperfections. Et, cela pour la simple raison que le marché vit en situation d’asymétrie.
La thèse de Stiglitz est bâtie autour de ce concept. C’est pourquoi le marché est incapable de s’autoréguler. La crise des subprimes nous a fourni une preuve supplémentaire de cet état de fait. Les seuls pays à avoir été épargnés par la crise sont les pays qui n’ont pas ouvert leur marché et n’ont pas cédé aux délices de la globalisation. Ces derniers ont pu garder leurs filets de sécurité. Et ceux-là vivent sous un régime d’économie mixte où le budget de l’Etat a pu jouer le rôle d’amortisseur.
C’est précisément ce qui a permis la résilience, c’est-à-dire cette résistance aux chocs extérieurs. Il est vrai que ces pays n’ont pas connu une croissance forte mais au moins ils étaient bien protégés. La déréglementation, au bout du compte, a précisé l’éminent économiste, n’a fait que minimiser le rôle de l’Etat dans le style induit par les «Reaganomics» et le «Thatchérisme».
Le budget est l’arme suprême pour faire revenir la justice sociale et conférer à l’économie sa stabilité souhaitée. Quelles preuves tangibles?
La dominante libérale : L’injustice sociale
Joseph Stiglitz a référé à un autre économiste, célèbre et Prix Nobel également, Pr Krugmann. Ce dernier a démontré que depuis l’irruption des «Reaganomics», soit sur les trois dernières décennies, c’est l’injustice sociale qui a régné. Moins de 1% de la population américaine accapare 30% du PIB américain. Près d’un quart des foyers américains sont sans logement. Les classes moyennes, dont le mode de vie était sensé représenter le triomphe libéral n’ont pas amélioré leur richesse sur les 20 dernières années. Pire encore, elles sont touchées, à leur tour, par la précarité.
A l’heure actuelle, le CDI (contrat à durée indéterminée) se fait rare et les jeunes sont bien en peine de trouver du travail permanent et bien rémunéré. Et c’est vrai de partout dans le monde. Le firewall, c’est l’Etat. Personne ne conteste, dans nos contrées surtout familiarisées au capitalisme d’Etat, qu’il faut plus d’Etat. Mais comment atteindre le mieux d’Etat?
Le mieux d’Etat, comment et pourquoi?
Pr Stiglitz est à l’origine d’une théorie qui fait date. Il appelle à créer une nouvelle base pour une pensée économique nouvelle. Son appel pour un Etat interventionniste est une manière de barrer la route à la privatisation des bénéfices et à la socialisation des pertes. Son choix pour un Etat interventionniste trouve un large écho.
Plus d’Etat suffit-il à la Tunisie en ces temps de transition à rebâtir une économie dynamique? On peut en douter. Si l’on persiste dans la centralisation, nous risquons de nous heurter aux mêmes blocages. Un Etat fort s’accommode-t-il d’une administration décentralisée? C’est la question à laquelle a omis de répondre le conférencier.
Le problème de la fiscalité n’a pas également été abordé par le Prix Nobel. Notre fiscalité, trop figée, est devenue caduque. Comment, à partir de là, plaider pour une fiscalité régionale, véritable poumon pour le dynamisme économique dans de futurs bassins d’emplois régionaux qu’on est en droit d’attendre? Sinon, où serait la rupture? l’altermondialisme du prix Nobel est mitigé.
En Tunisie, la décentralisation s’impose comme un impératif. Les équipes gouvernementales qui se sont déplacées dans les régions n’ont pas rencontré lécho escompté. La centralisation, de ce point de vue, apparaît comme un obstacle au développement régional.