Des responsables de la Troïka semblent, depuis quelque temps, faire peu de cas du paysage politique du pays. Leurs faits et gestes tiennent-ils de l’inexpérience? Il est vrai que le pouvoir ne se partage pas et que la Troïka ne fait qu’appliquer un projet pour lequel elle a été élue. Certes, mais il y a l’art et la manière.
La scène a été diffusée, en direct, jeudi 28 juin 2012, par la deuxième chaîne de la télévision publique, Al Watanya 2. Avant de passer la parole à un député de la Constituante, dans un débat dédié à l’extradition de l’ancien Premier ministre de Kadhafi, Baghdadi Mahmoudi, le 23 juin, le président Mustapha Ben Jaafar glisse un commentaire au sujet de l’intervention qui venait d’être faite par le député qui l’a précédé. Pour lui signifier que ce qu’il vient de dire tient tout bonnement de la voyance. Il utilise pour ce faire, avec un brin de malice, le titre d’une chanson de l’égyptien Abdelhamid Hafedh: «la liseuse de marc de café» («Kariaatou Al Fenjane»). Le député, alerté par des SMS, interroge, un peu plus tard, le président de la Constituante sur le pourquoi de ce commentaire. Mustapha Ben Jaafar ne trouve une autre réponse que celle-ci: «Il faut interroger pour cela le chanteur Abdelhalim Hafedh» (qui est l’auteur de la chanson).
Cet épisode n’est pas le premier «écart» de responsables de la Troïka. Lotfi Zitoun, ministre conseiller auprès du chef du gouvernement, a déclaré, dans une émission de télévision sur la première chaîne publique, Al Watanya 1, courant mai 2012, après les démissions de quatre directeurs de chaînes publiques, consécutives à la révocation, sans coup férir, du PDG de la Radio Tunisienne, Habib Belaid: «Qu’ils démissionnent! Pensent-ils qu’ils sont en train de tenir entre leur main le ciel afin qu’il ne nous tombe pas sur la tête?»
Le gouvernement savait que sa décision ne pouvait que provoquer une levée de bouclier
Ferjani Doghmane (du mouvement Ennahdha), président de la Commission des finances, de planification et du développement à la Constituante, aurait déclaré à la chaîne France 24, au plus fort de l’affaire du gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Mustapha Kamel Nabli, en juin dernier, que ce dernier ne sera pas «renvoyé». Des propos jugés on ne peut plus inélégants, pour le moins qu’on puisse dire, à l’endroit d’un serviteur de l’Etat.
Restons sur le cas du gouverneur de la BCT pour insister sur le fait que le président de la République et le chef du gouvernement –l’accord a été pris, selon le communiqué de la présidence de la République du lundi 25 juin, en commun accord entre les deux parties- savaient que la décision pouvait faire mal notamment à la veille de l’arrivée à Tunis d’une délégation de l’agence de notation américaine, Moody’s. Et que cette décision ne pouvait être appréciée par les milieux d’affaires. Une décision sur laquelle ils sont du reste revenus.
Défi également, et pour n’évoquer que l’actualité récente, concernant le cas de l’extradition de Baghdadi Mahmoudi, dernier Premier ministre de Mouammar Kadhafi. Tout le monde n’appréciait certes pas le premier, mais avait crainte que le jugement de Mahmoudi ne se déroule pas dans de bonnes conditions. Le pays vit à l’heure d’un quasi chaos. Le gouvernement savait, à ce propos, que sa décision ne pouvait que provoquer une levée de bouclier. Ni la Mauritanie, qui a arrêté l’un des barons du régime Kadhafi, le sinistre chef des renseignements, Abdallah Senoussi, ni encore la France, qui accueille sur son sol Béchir Salah, le secrétaire particulier du dictateur libyen, n’ont accepté d’extrader ces derniers.
RSF dénonce l’absence de mécanisme de consultation
Toujours dans l’actualité brulante: le gouvernement pouvait-il ignorer que le limogeage du directeur de la première chaîne de télévision publique, Sadok Bouaabane, samedi 30 juin 2012, pouvait passer inaperçu? La réaction ne s’est pas faite attendre: mardi 3 juillet 2012, Reporters Sans Frontières a publié un communiqué dans lequel l’ONG «dénonce l’absence de mécanisme de consultation réglementant les licenciements et les nominations à la tête de l’audiovisuel public en Tunisie».
Ajoutant qu’«en l’absence de cadres légaux clairs et respectueux des standards internationaux, les autorités tunisiennes utilisent des méthodes de nomination qui rappellent celles employées par l’ancien régime. L’absence de transparence des nominations constitue non seulement une menace pour l’indépendance des médias publics, mais elle conduit également à s’interroger sur la volonté des autorités à mettre en place les décrets-lois 115 et 116 dans les plus brefs délais».
Faut-il mettre les «écarts» de la Troïka sur le compte de l’inexpérience de ses responsables? Peut-être. Mais certains faits et gestes de responsables de la Troïka semblent tenir du sans-gêne. Ils pourraient se résumer par cette formule: «Cause toujours… tu m’intéresses!»
Il est vrai que le pouvoir ne se partage pas et que la Troïka ne fait qu’appliquer un projet pour lequel elle a été élue. Certes, mais il y a l’art et la manière. En somme, un certain savoir-faire qui, en politique, consiste à éviter de heurter les autres et de bien réfléchir avant de parler et d’agir. A moins que cela ne soit pas seulement «Cause toujours…tu m’intéresses», mais aussi «J’y suis, j’y reste».
La phrase, on s’en souvient, est du général français Patrice de Mac Mahon (1808-1893) qui la prononça lorsque le général Niel le prévient, en pleine guerre de Crimée, que les Russes allaient faire sauter le Fort de Malakoff, qu’il venait de prendre, et lui recommanda, donc, de l’évacuer.