Touche à tout et travailleur infatigable, El Hadj Mohamed Soula est l’un des leaders d’une génération d’entrepreneurs qui ont œuvré –le mot est peut-être faible- à bâtir, à la force du poignet, leur pays. Apprenant tout sur le tas, il s’est
fait tout seul sans avoir fait le moindre passage par l’école. Ses qualités?
Entre autres: l’abnégation et l’esprit d’innovation. Des vertus qu’il mettait
avant tout au service d’une éthique: rien n’était plus important pour lui que de
respecter la parole donnée.
Il serait sans doute impossible de tenter de dresser le portrait de quelques
entrepreneurs tunisiens sans évoquer El Hadj Mohamed Soula. Tant l’homme
symbolise la réussite et l’exemplarité.
Tout le monde ou presque connaît à peu près tout du parcours d’El Hadj Mohamed
Soula. Né à Gabès, dans le sud tunisien, tout au début du siècle dernier (en
1902 plus exactement), il vivra 101 ans (il est décédé en 2003), il a traversé
des pans entiers de l’histoire économique du pays: il a connu la période
coloniale, les hésitations des premières années de l’indépendance, les
coopératives et la collectivisation de l’économie (dans les années soixante) et
le libéralisme engagé à partir du début des années soixante-dix.
Quelques histoires racontées à son endroit sont transmises pratiquement de
génération en génération. En voici deux. Ayant remarqué sa présence dans le
périmètre d’une vente aux enchères, un commerçant est venu le prier de
rebrousser chemin en lui versant un bon pécule. En fait, notre commerçant s’est
totalement trompé sur toute la ligne: El Hadj Mohamed Soula s’était arrêté pour
vaquer à une autre occupation.
«J’ai été honoré d’avoir fait avaler un bout de papier à un grand patron»
La seconde? Il a fait avaler à un PDG d’une grande banque tunisienne un
parchemin signé de sa main dans lequel il lui faisait la promesse de lui servir
une commission pour l’aide appréciable qu’il devait lui apporter concernant
l’exportation d’un produit. Lui ayant demandé son dû, notre PDG a voulu faire
disparaître le document en l’avalant. La réaction d’El Hadj Soula a été au
niveau de la grandeur d’âme de notre homme. Il lui a souri en lui disant:
«Oublions la commission. J’ai été vraiment honoré d’avoir fait avaler un bout de
papier à un grand patron».
Mais bien au-delà de ces histoires, le parcours d’El Hadj Mohamed Soula vaut
bien le détour. Notre homme est un des leaders d’une génération d’entrepreneurs
qui ont œuvré –le mot est sans doute faible- à bâtir, à la force du poignet,
leur pays. Apprenant tout sur le tas, il s’est fait tout seul sans avoir fait le
moindre passage par l’école.
On ne compte pas en effet les métiers qu’il a été obligé de faire. Il a commencé
par vendre des œufs alors qu’il n’avait que six ans. Il a été, par la suite,
charretier, boulanger, transporteur de marchandises, marchands de peau de cuir,
promoteur immobilier, hôtelier …
Infatigable, il était dur à la tâche et ne se reposait presque jamais. Il se
levait, tous les jours, toujours aux aurores, et ne prenait un petit moment de
repos que le dimanche après-midi, se souvient encore son fils aîné Mahmoud, qui
dirige aujourd’hui une des entreprises créées par son père, la SPI (Société
Soula de Promotion Immobilière). Il ne craignait pas l’effort. Bien au
contraire. Il avait parcouru, dans sa jeunesse, pas moins de 80 kilomètres à
pieds entre Mezouna, où il travaillait dans la boulangerie de son oncle et
Gabés. Mahmoud Soula se souvient, encore, à ce chapitre, comment il entendait
toujours faire plus que ce que lui demandait de faire le médecin lorsqu’il avait
fait une chute. «Non seulement il s’appliquait à accomplir sa rééducation comme
il le fallait, mais s’attardait aussi pour faire un peu plus d’exercices», se
rappelle-t-il.
Il voulait être exemplaire et pensait qu’il était investi d’une mission
Touche à tout, il s’est essayé dans l’immobilier, le commerce, le tourisme,
l’export… Dans tout ce qu’il entreprenait, il avait toujours respecté une
éthique: ne jamais revenir sur une parole donnée. «Même s’il savait qu’il allait
gagner un peu plus, il n’acceptait jamais de trahir une promesse», raconte un de
ses anciens employés, aujourd’hui à la retraite. Comme nombre d’hommes de sa
génération, il voulait être exemplaire et pensait dur comme fer qu’il était
investi d’une mission. Il montrait toujours la bonne voie à suivre.
Ainsi, il voulait que ses proches fassent comme lui. Il était de ce fait
intraitable lorsqu’un de ses collaborateurs ne s’investissait pas dans son
travail. Son fils, Mahmoud Soula se rappelle ce qu’El Hadj Soula lui répondit
lorsqu’il lui avait demandé quelques jours de repos pour aller effectuer «La
Omra», le petit pèlerinage à La Mecque: «J’aurais dit systématiquement non si
c’était pour faire autre chose».
Il tenait très souvent la dragée haute à ses collaborateurs
Rien d’étonnant dans ces conditions que des cadres l’approchaient fréquemment
pour lui demander un conseil qu’il ne leur refusait du reste jamais. L’un
d’entre eux, qui le fréquentait beaucoup lorsqu’El Hadj Soula avait ses bureaux
rue de Suède, à Tunis, l’avait prié de rester un peu plus de temps chaque fois
afin d’apprendre un peu plus de choses sur la manière de faire dans tel ou tel
autre domaine. Très occupé, il arrivait quelquefois à El Hadj Soula de vouloir
interrompe des entretiens avec ce dernier ou de les ajourner.
Il était, en outre, très pieux. Il aidait beaucoup de gens, versait de l’argent
à de nombreuses œuvres notamment religieuses, mais refusait qu’on en parle.
Illettré, il apprenait pourtant très vite et tenait très souvent la dragée haute
à ses collaborateurs sortis pourtant de l’université. Ainsi, lui arrivait-il de
demander aux comptables de revoir leurs comptes et à des juristes d’approfondir
telle ou telle autre décision qu’ils lui soumettaient.
Clairvoyant, il était fonceur et sentait bien venir les mutations profondes de
la société. Il avait ainsi compris avant beaucoup d’autres que la Tunisie allait
s’engager dans une vraie société de consommation. Il entreprit, à ce titre, au
début des années quatre-vingt, la construction de grands centres commerciaux.
Comme la Cité Jamil à El Menzah 6, Dorra à El Manar 3, ou encore le Colisée
Soula à El Manar 1; celui-ci porte d’ailleurs son nom. «Lorsqu’il avait entamé
la construction de la Cité Jamil, assure son fils Mahmoud, la boue arrivait aux
hanches des employés; cela ne l’avait pas découragé».
Très tôt, il avait compris l’intérêt d’engager le groupe Soula dans l’innovation
grâce à un large recours à l’outil informatique. Il encourageait ainsi son
petit-fils Ali, fils de Mahmoud, de persévérer dans ses efforts en vue de doter
les quelque 15 entreprises du groupe de matériels, mais aussi d’outils de
gestion informatique.
N’ayant jamais fréquenté l’école, il croyait pourtant qu’on ne pouvait rien
faire si l’on ne détenait pas le savoir nécessaire pour réussir ce que l’on
entreprenait. Et rien ne pouvait mieux lui faire plaisir que d’apprendre que sa
progéniture s’appliquait à l’école.
Clairvoyant, il a, sur un autre chapitre, décidé, de son vivant, de céder à
chacun de ses fils une partie de ses biens. Afin d’éviter aux uns et aux autres,
comme cela arrive souvent après la mort d’un homme d’exception, des querelles
qui ne servent à rien. Sinon à détruire tout ce qu’il a majestueusement bâti.